INTERMEZZO II (Les ressources du mistral)

 

 

  Le mistral vocifère, sollicitant les tympans, mettant les nerfs à rude épreuve…

  Tout près, des feuilles s’envolent comme la poussière lorsqu’on agite un plumeau ; ailleurs, des branches craquent, brisées par les coups de poing des bourrasques. Quelque part, plus loin, une éolienne et une girouette ont perdu le nord de concert ; malgré cela, les boussoles gardent le cap en montrant d’un doigt accusateur sa direction originelle.

  Il souffle avec rage sur les matières s'aventurant au point de le braver, hurle sa haine sur tout un royaume d'ancrage où l’immobilisme, paradoxalement, l’agresse. Il polit la rocaille, l'érode, imitant la mer, qui gagne du terrain sur le continent en suçotant cette gigantesque friandise. Pour Elle, c’est une façon très personnelle d'arrondir les angles ; pour Lui, de les raboter, donnant de la rotondité aux arêtes, mais hérissant les cheveux, les rendant pointus, secs, cassants.

  Avec Elle, de vulgaires cailloux deviennent au fil du temps et des ressacs, de jolis galets plus ou moins ronds, souvent glissants : on dirait des patates minérales agréables à caresser, tant elles sont lisses. La mer est un jardin de pommes de terre fossilisées !

  Avec Lui, la pierre s’aplanit, efface ses rugosités, sans se craqueler (elle n’est tout de même pas de la terre, bien qu’elle risquât de devenir du sable) ; les rochers se transforment en billards, en tombes de gisants, les promontoires s’arasent… Le vent est un jardin suspendu recelant des spectres raboteurs !

  Le baiser du mistral est ardent mais acide : il ronge jusqu’à l’os les dépouilles des goélands morts d’épuisement après s’être mesurés à Lui. Pourtant, les oiseaux aiment nager dans ses courants ; enivrés par l’azur, ils ne s’inquiètent pas de l’élasticité de l’air, qui se transforme assez rapidement en muraille lorsqu’il s’agit de fuir, de prendre les bourrasques à contresens, dérisoires fantômes aux ailes de néant. A contre-courant, oui.

  Hélas, pour tous ces petits cadavres, c’est mistral saignant !

  Une rancœur abstraite l’habite et le transforme en fidèle adepte d'une vendetta forcément aveugle. La Corse n'étant pas loin, il se pourrait bien que l'Ile de Beauté l’ait influencé au point de lui avoir donné des idées ardentes de conquête systématique au nom d'un idéal obscur.

  Le mistral ne sera jamais un poète ! Sa rime est trop volage, sa prose est frivole et sifflante ; ses alexandrins s’égarent, s’évaporent, ses couplets sont itératifs, font de l’écho, ses refrains sont des scies… De plus, il chante faux, vous met les fibres sensibles à vif, vous écorche, vous traite (maltraite) comme un bétail que l'on disperse au gré d'une transhumance sanglante. Il s'insurge contre les pans de maçonnerie qui, à son goût, ne s'émiettent pas assez vite, résistent, fidèles à une verticalité gravement mise en danger.

  La Tour Eiffel, mitraillée par de telles rafales, aurait succombé depuis fort longtemps sous les assauts de cette chevrotine obstinée, de cet ouragan provençal. Plus animal que derrick, on dirait une antique girafe de fer aussi rouillée qu'une vieille prostituée plus ou moins rouquine, dont la chevelure saturée serait teinte au coulis et donnerait l'impression fugace d'un plat de spaghettis posé sur un crâne chauve.

  Après avoir rompu ses amarres sous les attaques virulentes de la soufflerie du Midi, elle écraserait dans sa chute, des rêves de grandeur mangés par la lèpre rougeâtre des métaux corrodés. S'il existait un bordel pour les Monuments Historiques, il est certain que la Tour Eiffel aurait une place de choix aux côtés des armures moyenâgeuses à récurer, à lustrer. A dérouiller. La Tour Eiffel serait-elle l'unique cheveu de la Terre ? Un épi rebelle défigurant une coupe en partie ratée par un coiffeur malhabile ou débutant ?

  Quant à la Tour de Pise, avec ce léger penchant qui lui donne tant de charme, et la Statue de la Liberté, avec son arrogance lourde, personne n'aurait vraiment envie de les voir mordre la poussière pour l'une, ou piquer une tête dans l'eau, perdre pied et boire la tasse pour l'autre. Elles sont bien trop romantiques, en apparence. Si la première pourrait se transformer en ruines à la faveur (?) du moindre câlin dispensé par un zéphyr caressant, la seconde aurait besoin d'un mistral made in Midi pour être détrônée de son socle dominateur. A l'image des êtres qui, de loin, la cernent en grouillant dans des rues labyrinthiques, surpeuplées et crasseuses.

  Entêté, le mistral insiste sur les âmes, qu'il met à nu, les violant avant de les déshabiller. Il… Il fouette les carreaux des grandes baies vitrées du rez-de-chaussée de la Villa SAUVETERRE, à la manière des mères de famille lorsqu'elles fessent les joues roses de leurs enfants surexcités ou capricieux. Lui-même est capricieux ! Mais le mistral n'est pas un bambin… ce serait plutôt un ogre, avec une grosse voix et un immense appétit. Toutefois, souvent on le représente joufflu, et c'est là l'unique point commun qu'il partage avec les bébés.

  Il en existe peut-être un autre : il est braillard !

  Quand il est là, ce vent frileux, une infime parcelle d'hiver vous vole dans les plumes (mais vous n’êtes pas un goéland, non), vous visite prématurément, et vous pousse parfois à dormir sous la couette en plein été ! Les cris déchaînés de son soufflet de forge sont à l’image (?) de son désir de s'offrir un petit coin de paradis méridional à assécher jusqu'à plus soif, Lui, le « chasseur de pluie ».

  Au loin, telles des danseuses du ventre, des pins parasols se tordent dans tous les sens au contact de sa bise gourmande, obscène ; son étreinte vigoureuse, véritable houle déferlante de bras frappeurs, saisit dans un étau implacable la nature et les gens. Impitoyable, il ne vous laisse aucune chance d'échappatoire, de refuge, de repli stratégique… certes non !

  Ce vent-là est un boxeur invisible. Un loubard, un délinquant venu du nord. Un Viking !

  Il est tout le contraire d'un aspirateur et, à gorge déployée, prend un malin plaisir à conforter cette impression unanime ; chez lui, jamais le souffle ne sera court, contrairement aux athlètes fatigués ou aux ténors aphones. Sous le poids de cette lourde empreinte qui ne laisserait aucune trace, si ce n'est celle d'un écrasement oblique pour les végétaux les moins résistants, les grands conifères se courbent poliment, ébauchant un salut (une courbette ?) d'essence orientale – si décalé à proximité d'un littoral occidental .

  Marseille est un port… et à ce titre, la migration perpétuelle des autres peuples affiliés à la mer Méditerranée ne peut aboutir entre ces murs qu'à un métissage des races et des cultures. Le mistral n’est pas raciste, ni sectaire ; il s’adapte aux couleurs de peau, Lui ; il dévie de leur itinéraire les individus légers, se motive un peu plus contre les gros. Noirs, blancs, gris, chacun est logé à la même enseigne et doit accepter sa tyrannie ainsi que son art de mettre sur un pied d’égalité (souvent « boiteux ») les choses et les individus. Il pousse aussi bien dans le dos les gens qui descendent une rue en pente, qu’il retient, imitant un mur de guimauve, ceux qui la montent. Parfois, c’est le contraire ; mais ne rêvons pas…

  Aujourd’hui, le mistral secoue avec frénésie les volets mal fermés et les oblige à battre comme s'il revendiquait le droit de les démolir… De démolir la villa de la famille Euillet, métamorphosant les pans de bois ainsi flagellés en battements d’ailes spasmodiques de chauves-souris échappées d'un atelier d'ébéniste animalier. Aujourd’hui, il semble volubile, avoir quelque chose d’important à révéler. Sans doute l'écoutera-t-on… mais d’une oreille distraite, car on considèrera que l’acoustique fait aussi partie des meubles.

  Ailleurs, un toit – parfois une tôle – pleure sur une fréquence geignarde, sanglotant avec Lui, en un concert de tuiles dérangées, malmenées, prêtes à chuter sous ses bourrades faussement amicales. Il cherche à être réconforté, le fourbe, pour mieux se rebeller, réagir avec plus de véhémence, et chaque tuile est un pupitre d‘un orchestre invisible dont chaque exécutant s’apprête à lapider le voisinage… en musique. Alors, la plainte du mistral est puissante ; et, passant de la plainte au cri, sa voix grince parfois, irritant les oreilles, culminant dans le suraigu des sopranos coloratures.

  Il est irrespectueux : c’est un anarchiste. Aussi pointu que l'accent parisien et aussi lourd que celui des Audois, il martyrise avec une hargne féroce une cloche qui tintinnabule lugubrement. Son doigt ne se contente pas de la frapper, il en raye également la surface, jusqu’à créer un son proche à la fois du chœur des sirènes, du hurlement du loup affamé et du pas lourd de l’éléphant (ou du tricératops ?). On dirait un glas rappelant à l'ordre un fidèle égaré, un déserteur en quête d'asile, un musicien qui collectionne les fausses notes, un…

  Mais cette cloche, existe-t-elle ailleurs que dans l'esprit tourmenté et fuyant (?) de Joël Euillet. Et l’orchestre… Et… Du vent ! Rien que du vent !

  Avec Lui, les portes vous claquent au nez tels des coups de poing ou un gros rhume vous prenant en grippe et jetant un froid. Votre dos, forcément, n'est plus qu'un champ de frissons labouré par une chair de poule assimilant vos poils à des épines d'oursin, de cactus (?). Le voilà devenant une mappemonde de rhumatismes, et les douleurs n’y auraient pas de frontières. Le torticolis s'installe alors, vous coinçant le cou dans une minerve, un supplice, un carcan. Raide comme un piquet, vous ne pouvez plus vous appesantir sur le passage d'une ravissante créature qui vous croise, fait semblant de ne pas vous voir, puis vous dépasse après avoir affiché sur son visage mutin un sourire narquois, enjôleur, et une démarche lascive, osée… provocante. Sa minijupe ultracourte et son décolleté dorsal si profond, dévalant jusqu’à une chute de reins au dénivelé sculptural, ne pourront hélas vous faire perdre la tête. Et si le cas se présente, ce sera au prix d'une torsion donnant naissance à un bruit d'os craquant sous l’effort... Les femmes ont moins souvent ce genre de problème : les torticolis les fuient comme la peste, et elles ne se privent pas d'abuser de la souplesse de leurs vertèbres cervicales. Les fesses masculines à l’abri dans des jeans moulants deviennent très vite des proies faciles pour leurs yeux de caméléon, et n’ont plus de secret pour elles… et leurs fantasmes.

  Le mistral est ainsi fait qu’il soulève les jupes des filles, mais vous aveugle avec le sable de son espièglerie, vous offrant une opportunité d’un côté, pour mieux vous en priver de l’autre. Vos yeux s’ouvrent telles des soucoupes, et au lieu d’avancer les mains en direction de la forme désirée, vous ramenez vos poings serrés sur vos paupières criblées de confettis de poussière. Comme si on proposait à un non-voyant de recouvrer la vue dans le seul but de fixer le soleil ou de déambuler par une nuit sans lune.

  Mais le chant crispant et obsédant des courants d’air et des rafales vous apporte la réalité (la vérité ?) sur un plateau d‘airain. Vous la refusiez… le mistral vous la crache à la figure, vous giflant au passage.

  Cependant, il arrivait périodiquement que Joël Euillet alias Caïus Cactus appréciât l'étrange mélopée du monstre éolien, qui ramenait à la surface de sa mémoire des souvenirs (des bouées-souvenirs) de campagnes passées, où le sang gicle comme l'eau des fontaines dans les squares paisibles réservés aux enfants. Alors il s'identifiait au mistral… et c'est pour cela qu'il le haïssait tant. Il lui avait donné un surnom, et celui-ci surnageait dans ses songes les plus proches du naufrage, les moins éventés (?), donc gardés secrets (secret-défense) au sein même de son jardin intime où, sans nul besoin de les arroser, poussaient en permanence des soucis, des roses noires et des pensées sauvages.

  Le mistral est le « COMBATTANT DU CIEL ».

  C’est un battant ; il lutte contre les obstacles dressés devant (contre ?) Lui... involontairement ou pas. Et puis, qui érigerait une forteresse autour des cités de Provence, afin d'éviter le viol du soldat lubrique d’Eole ? Peut-on raisonnablement s’opposer à des courants d’air avec des rideaux où sont brodés des paravents ? Qui oserait raser les pinèdes, de peur d’en voir les troncs déracinés, hein ?

  De voir les moignons de la sylve réduits en cendres par…

  Oui… qui ?

?

Lorsqu'il se laissait griser par des rêveries vagabondes (est-ce là un pléonasme ?), Joël Euillet inclinait sa tête, dirigeant mécaniquement son regard vers le jardin en piteux état, révélateur des saisons écoulées depuis son absence, sa fuite… sa désertion, oui.

  Il y redécouvrait avec un plaisir certain ces tortues marrantes dont la vitesse de course avait toujours été jugée en deçà de la réalité. Elles semblaient soudain surgir du temps, au détour d'une motte de terre, d’un buisson, d’un plan de rosier, comme au coin d'un rappel précis du passé. Il affectionnait tout particulièrement ces drôles de bestioles caparaçonnées en raison de leur ressemblance avec des casques qui se déplaceraient sur quatre pattes (il eût été étonnant que l’on n’en vît point, un jour, dans les dessins animés de Walt Disney), ou des mines ambulantes fabriquées pour exploser au plus infime contact (là, c’était Rambo).

  Il en connaissait un rayon, sur cette artillerie, car c’était un grenadier émérite. A dix ans, il avait participé à tous les combats, affronté tous les peuples belliqueux possibles, en des combats sans merci, dont il sortait toujours non seulement vainqueur, mais tel le sauveur solitaire, l’unique rescapé… Il avait fait sauter tous les trains de France et de Navarre, des ponts si hauts qu’il avait fallu leur tomber sur le dos en parachute, tandis que les mitrailleuses ennemies s’acharnaient à tenter de lui couper les ailes, de le descendre par amputation.

  La mort ne voulait pas de lui, il sentait mauvais, la terrorisait. Il la traquait ; sa faux, il la sabrerait d’un coup de rasoir ! Le rasoir laissé par son géniteur, sur le lavabo de la salle de bains, au moment de son départ (sa désertion), comme un mot d’excuse ou un relais qu’il passait à son cher fils.

  Là, Joël Euillet s’enlisait dans les sables mouvants du délire, et il aimait ça. Des casques sur pattes, des mines ambulantes : décidément, son imagination dépassait ses fantasmes les plus fous !

  Il ne songeait pas vraiment à l’analogie – une image un peu facile, oui – existant entre ces bêtes qui trimbalent leur maison sur le dos et les gitans, avec leurs déambulations incessantes, vitales, au moyen de leurs « toits-roulottes ». De leur pedigree sur roues.  

  Même ses errances mentales paraissaient bien pâles face à de tels errements visuels.

 

  Tout petit déjà, il croisait les chéloniens (mais aussi des gitans) sur le chemin qui l'entraînait vers le monde extérieur… et le monde extérieur, c'était l'école... et l'école, c'étaient les autres enfants... et...

  Il leur en avait narré, des contes à dormir debout, à cette marmaille inculte mais attentive ! Et ces abrutis l’écoutaient, somnolents ; puis, plus tard, brûlaient leurs livres en prétextant qu'ils étaient nuls par rapport à ce que ce mec au nom de fleur leur racontait à la recréation, parfois même durant les cours. C’était leur quart d’heure d’hypnotisme quotidien, et chacun se retrouvait avec un plaisir sadique dans la peau d’une proie séduite, avant d’être digérée vivante, par un prédateur au regard envoûtant, profond, à la voix enjôleuse et à l’appétit dévorant.

  Les filles n’étaient pas les dernières à réclamer leur dû… mais sans plus. Lorsqu’il était question d’un « truc » plus personnel à faire partager à autrui, à offrir à celui qui les faisait frémir par le verbe, elles étaient plus réservées.

  Il fascinait le monde ; toutefois, le monde le craignait… Le monde, oui… pas Francis-le-Rouge, le rouquin de service. Lui, il avait compris qu’une histoire d’amitié avec un être jugé bizarre, différent, lui apporterait bien plus que d’écouter les balivernes et les ragots axés sur ce narrateur qui faisait tant d’ombre aux grandes gueules.

  Francis, son dada, c’était le dessin, point.

  Joël avait toujours été un conteur né. Où qu’il se trouvât, dans ses rêves ou dans la réalité, il fascinait les foules par la qualité de ses récits ; on lui prédisait un avenir d'écrivain de best-sellers, de gourou, d’homme politique…

  Jusqu'à ce que...

  Cruelle, la vie en avait décidé autrement… cette sale égoïste !

 

  Dans le jardinet, il lui arrivait même d'être obligé de slalomer, de zigzaguer entre les « tortues-casques », tant elles étaient nombreuses à l'époque – certaines étaient vraiment énormes –, et il ne pouvait s'empêcher quelquefois de shooter dans l'une d'elles comme si c'était un ballon un peu plus dur que les autres – un peu plus gonflé ? Un ballon de pierre.

  Cela évoquait l’image du mec (du gibier ?) s’enfuyant à travers bois, évitant les troncs d’arbres, poursuivi par des malfrats ou des flics, et qui tape dans une motte de terre alors qu’il se sait irrémédiablement rattrapé, signe d’un renoncement… sauf que la motte en question cache un énorme caillou. Cela pouvait paraître assez marrant, oui… pour les chasseurs.

  Mais la voix de sa mère, toujours, le rappelait à l'ordre du haut de la fenêtre de la cuisine : « Arrête, tu vas te faire mal, idiot ! » ; « Tes chaussures sont neuves… fais donc attention, imbécile ! ».  

  De là où, aujourd'hui, veille le vieux chat, Sentinelle, comme s'il s'attendait à un péril imminent ; ou bien épie-t-il les allers et venues audacieux de souris appétissantes mais inaccessibles. Il était maintenant bien trop âgé pour espérer poursuivre ces ridicules rongeurs à la moustache frémissante, sans se rompre les os.

  Veille, gentil matou, veille ! Brave minet… brave Sentinelle !  

 

  Joël Euillet l'avait baptisé ainsi non sans raison.

  Ce greffier semblait, depuis la nuit des temps, investi d'une mission de surveillance qui propulsait ses prunelles constamment dilatées vers des horizons incertains qu'il était bien le seul à entr’apercevoir. Un don de voyance se déplaçant dans l’espace sans passer par le temps ? Pourtant, ce n'était pas un chat médium, non, pas exactement ! C’était plutôt une sorte de télépathie naturelle, qui vous fait communiquer avec le danger et vous met les sens en alerte lorsqu’il rampe, rôde, sournois, ombre parmi les ombres, sans se rendre compte qu’il vous a lui-même averti par ricochet. Un procédé identique concerne les chauves-souris, ces radars volants, puisqu’elles se servent du son et de son écho comme d’une boussole.

  Justement, Sentinelle miaula sur une fréquence un peu différente ce jour-là, imitant une sirène d'alarme dont seul Joël en connaissait la signification, le code.

  Alors, il ne put se résoudre à contempler davantage le jardinet sans y entrevoir des tombes alignées tels des traits tracés à la craie sur un tableau noir… ou sur le mur d'une prison peut-être. Des bûchettes joliment disposées sur le pupitre d’un bureau d’écolier, à l’occasion d’un cours de maths.

  Et sur chaque tombe, il crut découvrir un mot : un mot écrit dans la terre sèche, craquelée, tracé avec un doigt fébrile mais précis. Sans doute un doigt de femme – elle l’aurait recouvert d’un dé à coudre, préservatif digital, afin d'éviter de raboter l'ongle concerné, ou même la phalange.

  Et sur chaque cercueil, il était peint en rouge ; dans les boîtes, les gisants tenaient certainement une ardoise entre leurs mains jointes, et le leitmotiv alphabétique y était inscrit, sans doute au moyen d’un os de fortune dont le calcaire avait laissé des empreintes blanchâtres. Par les nuits de pleine lune, sortant de leur rigidité cadavérique, ces momies issues aussi bien de la terre que de l’imagination d’un cerveau fécond, iraient sous les fenêtres crier tous en chœur le mot en question, réveillant le voisinage, ce qui provoquerait le retour en enfer des morts-vivants hurleurs.

  Ce mot aux syllabes pulsatiles, dérangeantes, qui le frappaient à la manière d’un marteau cognant l'enclume, était :

 
REMORDS

 

  Sur l’instant, même les orties envahissantes le laissèrent de marbre ; il les avait jadis comparées à des plantes nécrophages, mais là, dans l’immédiat, il ne les assimilait plus à des dévoreuses de chair morte comme autrefois. Ni ne se remémorait ces cactus que ses parents possédaient, perchés sur le rebord des fenêtres, et qu’il imaginait happant les oiseaux au passage, mouettes et goélands surfant sur les courants d’air et les bourrasques, en se servant d’étranges tentacules dont l’apparition soudaine à la place des épines le laissait sans voix, créant d’étranges frissons dans ses reins et des odeurs suspectes sous ses aisselles sucrées de môme.

  C’étaient des cactus carnivores et prédateurs.

  A la vue de ces tombes, Joël leva bien vite les yeux au ciel et y découvrit aussitôt les deux mêmes syllabes affichées sur la totalité des nuages souillant l’azur. Comme si, au cours d’un travail à la chaîne chez un sculpteur maudit, on les avait gravées à grands coups de burin sur cette peau cotonneuse miraculeusement devenue minérale :

 

RE… MORDS…

 

  Puis, l'escadrille des baudruches subitement transformées en dolmens volants déguerpit, disparut complètement en une fraction de seconde, rendant au ciel de Provence le fond bleu de la mer. Une parfaite imitation de la débandade d’un troupeau de moutons apeurés par un homme ayant endossé une peau de loup.

  Voilà de bien pitoyables cloportes des nues, des gibiers de potence détalant, ventre à terre (?), devant la chasse à courre du Maître des Vents, messire Mistral en personne qui, surexcité par la taille des proies et vociférant à perdre haleine, éperonne Tornade, son plus véloce destrier des tempêtes, dont l’encolure est ruisselante d’écume… 

  Joël ferma les paupières comme s'il tirait les rideaux ; elles devenaient lourdes tels des stores de chair pétrifiée.

  Il repensa au terrible secret dévoilé, mais évidemment non encore édité ; à la Villa SAUVETERRE, que l'on devait détruire pour la remplacer par un supermarché ; à ses souvenirs…

  Il lui faudrait désormais protéger tout ça en un même combat sans merci. Ne faire aucun cadeau ! Ce serait la mission dont il s’était lui-même chargé, à la fois chef et exécutant, tête pensante et bras armé. Il serait fin prêt pour l'affrontement décisif, final. Le duel. Du moins, le crut-il.

  Sentinelle parut fébrile subitement, et, au loin, on entendit les aboiements rauques de Déserteur, qui venait à la rescousse. Il n'avait plus d'ombre. Peut-être l'avait-il mangée.

  Brave cabot… brave bâtard !

  Ce serait un beau combat, un duel d’anthologie… pour une double bonne cause.  

  Allez, en garde, mécréants !

 

  Ne manquerait à l'appel que la tonitruante Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner, exécutée (?) durant la charge des hélicos, dans Apocalypse Now. En fond sonore... mais à plein tube ! A plein pot !

  Ou alors une musique d’Ennio Morricone, dans le style western, légèrement contrastée, acidulée. Décalée, sans surprise.

 

  L'alerte était donnée.

?

 


SHOW DE VENT

 

 

 

MISE A FEU

 

 

On agresse la licorne.

  Un drôle de monstre la chevauche. C’est un accouplement hideux, un viol forcément honteux, morbide. Il lui mord la nuque, y enfonçant des crocs de la taille de stalactites préhistoriques, souffle son plaisir envahissant par des naseaux démesurés, grands comme deux cavernes… à toute vapeur. Imposante, la bête fabuleuse l'écrase de toute sa masse musculaire, à la manière d’une comète s'abattant, au bout de sa course aveugle, sur une région joliment boisée, accueillante.

  Et le rostre est attaqué par un dragon à l'haleine torride, sulfureuse.

  Le sperme du monstre ? La queue de la comète ?

  L'épicéa, pris de convulsions fatales, se ratatine sur place, imitant un épouvantail à corbeaux un jour de canicule, vieillard terrassé par le feu de l’âge, baissant ses bras décharnés en un geste de défaite, déjà vaincu par les flammes alors que ses moignons vont bientôt subir le même sort.

  Comment peut-on oser s'en prendre à un arbre grabataire, arthritique et handicapé !

  On entend ses phalanges de bois craquer tels des os brisés.  

  Un homme se tient devant l'ancestral conifère et l'arrose de napalm ; on dirait qu’il urine contre un mur. De la lave semble être éjaculée de ce lance-flammes pyromane, sexe brandi sournoisement en prolongement de mains meurtrières, vicieuses, et dont la semence mortelle anéantit tout ce qu'elle effleurait.

  Le bulldozer, derrière lui, dévale la petite colline dont il a abusé et se dirige maintenant d'une démarche pataude de diplodocus en rut vers le jardinet promis à la curée.

  Ils ont donc osé, ils viennent déblayer les lieux. Faire table rase et évacuer le résistant entêté qui vit là depuis peu, se dressant avec arrogance contre leur projet jugé insolent, rempart de chair et de motivation inexpugnable sur lequel (sur quoi) le progrès doit plutôt passer.

  Science des Hommes, progrès, profit…

  Il faut de la place pour construire un supermarché… et là, c'est l'endroit idéal, quitte à « décorner » l’animal de légende assoupi.

 

  Le miaulement de Sentinelle se fige, devient ululement.

  Un pitoyable cri de corne de brume annonçant l'assaut contre une île de papier de toute une armada de corsaires lilliputiens juchés sur des allumettes, tandis qu’une loupe transforme un rayon de soleil en mèche soufrée (rebelle ?).

  C'est analogue à l’appel d’une chouette (d’un chat-huant ?) déjà terrassée par l'angoisse de perdre à jamais son ancien et fidèle territoire d'élection – par exemple, un vieux moulin fusillé par la foudre et s’effondrant. Son domicile depuis qu’elle a quitté le nid de son éclosion ; sa tour de guet, qu’elle compte bien protéger à sa façon, en avertissant ses congénères, afin que leurs serres se métamorphosassent en griffes de harpies. Son donjon est investi par des êtres à la tenue saugrenue et entraînés pour cette bataille gagnée d'avance, déséquilibrée avant même qu’elle ne commençât ; aussi, paradoxalement, faut-il leur opposer une défense archaïque.

  A moins que...

  Et cette plainte pleurnicharde de bestiole vouée à l'impuissance est un véritable déchirement pour les oreilles de Joël Euillet.

  Un chien vagabond répond au signal d'alarme sur un mode de hurlement à la mort.

  On a buté Déserteur !

  Finalement, il a bien fait de laisser son ombre au vestiaire ; on pourra peut-être la récupérer après le... la... Si elle avait été là, l'aurait-elle aidé ? Et comment ? Le pronostic de Joël Euillet s'avère exact : Déserteur est désormais muet telle une carpe.

  Un gong macabre résonne dans sa tête ; il réagit aussitôt. Il se précipite dans son bureau, se saisit du manuscrit, l'enferme dans une valise en apparence blindée et...

  Il faut préserver le secret qui le vengera en les condamnant tous, eux et les autres.

  Tous responsables : oui, TOUS !

  Tous les connards sur un pied d’égalité ! Il suffit d’amputer la jambe au niveau des hanches… viser le col du fémur.

 

Le bulldozer, conduit par un homme en treillis, défonce le mur d'enceinte de la Villa SAUVETERRE, et, comme si cette intrusion avait déclenché tout un mécanisme autodestructeur, explose littéralement dans un déluge de flammes, de cailloux et de terre – des galets avaient été insérés dans le muret, pour orner la demeure.

  Brûlé, écorché, humilié, le vieil épicéa expire en nourrissant le sol de ses cendres ; des relents de poisson frit s'élèvent tout à coup, mais personne ne remarque l'étrangeté du phénomène. Plusieurs odeurs s'entremêlent, et il est difficile de faire le tri… toutes plus nauséabondes les unes que les autres ! Des odeurs de saccage et de mort, de bois fumant et de métal fondant.

  Les soldats et les flics regroupés ébauchent un mouvement de repli, comme s'ils avaient vu charger un tricératops. Mais nul doute qu'ils ne savent même pas ce qu'est un tricératops. Un char d'assaut dernier cri peut-être, un nouveau label de destruction…  

  La débandade qui s'ensuit se situe à la limite du ridicule : cela rappelle des pantins désarticulés qui prennent la fuite après qu’on les eût libérés de leurs liens. Pinocchio et ses clones poursuivis par une armée d’ébénistes fous.

  Un homme en armes – flic ou soldat, peu importe – prétend en bégayant que l'appareil de la voirie a roulé sur une tortue ; celle-ci traversait l'allée intérieure et… Il venait à peine de franchir par la force le petit mur ceignant amoureusement cet asile de paix et de repos transformé en camp retranché, en bunker. Il affirme que c'est à ce moment précis qu'il a…

  On le prend pour un fou, on le soupçonne d'avoir été victime d'une vision, d'une hallucination. D'avoir bu pendant le service, juste avant l'assaut, le siège.

  Et pourquoi pas pendant !

  La trouille est certainement responsable de cet écart non réglementaire, de cet oubli alcoolisé. Une fiole cachée dans une poche – ce n'est pas ce qui manque sur un treillis ! – au cas où ça virerait au drame, et le tour est joué : l’alcool étrangle le trac, trucide la couardise. Oui, Dieu qu’il a eu tort de s’oublier de la sorte ! Il mérite le peloton d'exécution, n'est-ce pas ?

  L'individu s'évanouit, comme s’il avait croisé une ombre (?) se baladant sans le moindre support, ou s'il avait rencontré fugitivement sa conscience déguisée en ange de feu.

  Sacré Déserteur !

  Un hommage, en passant… Ne plus revoir ses cicatrices, quelle dure réalité !

 

  Un autre fait troublant fut révélé plus tard.

  Un flic, rescapé du désastre, déclara avoir été mordu à la jambe durant l'attaque. « C'était une ombre, je vous dis ! Elle avait la forme d'un chien. ».

  On lui proposa de se mettre en préretraite, sinon c'était l'assurance de se retrouver affecté à la circulation, au carrefour des dégradés. Devant tant d'incompréhension, il décida d'en finir avec la vie ; d'autant plus qu'il avait été contrôlé positif à un test du sida peu de temps auparavant. Le médecin légiste constata qu'il arborait au mollet droit des plaies profondes sans doute occasionnées par une morsure canine. Officiellement, un essaim d'éclats de toutes sortes lui auraient pénétré les chairs à cet endroit bien précis.

  Tiens, tiens, vous m'en direz tant !

 

  Euillet, dans un moment de démence, se jure de tenter de retrouver l'ombre du chien errant s'il réchappe lui-même à l'attentat. 

  Redevenu Caïus Cactus comme par le passé, il se tient à la fenêtre du premier étage, à côté de Sentinelle, un bazooka posé sur l'épaule droite. Ses paumes sont cloquées par l'irradiation des parois du tube infernal, mais il s'accroche au fût mortel comme un futur noyé à la poutre qui le tiendra un temps hors de l’eau. Etrange bouée de sauvetage, qui préserverait du néant une seule personne, pour en annihiler plusieurs autres.

  De sauvetage… ou de sauvegarde ?

  Effrayés, tous les membres de la meute hurlante se sont repliés derrière leur véhicule respectif, la frousse sur les talons. Un gradé de la police, plus malin que les autres, s'est déjà emparé d'un porte-voix et fait de grands gestes à l'intention des soldats. Ils sont tous là, pitoyables, à l’écoute du moindre commandement ; que l’ordre vînt d’un caporal ou d’un général, il sera exécuté avec le même zèle, tant la peur les étreint avec ses grosses pattes. Oui, ils sont là, rassemblés en un éventail de déserteurs potentiels craignant d'affronter une situation qu'ils n'ont a priori jamais connue, puisque l'ennemi est un civil. Enfin, depuis peu, mais un civil tout de même !

  L’homme mime et vocifère ; on dirait un pitre… un pitre de commando.

  Il y avait la folle du régiment, il ne manquait plus que le pitre de commando.

Caïus Cactus, tenant toujours le bazooka en équilibre d'une main, a empoigné la valise (ou l'attaché-case) de l'autre ; il la lance dans le jardin, où elle provoque à son tour une explosion. Tant pis pour le secret ! Il vaut mieux ne pas aggraver le contexte au cas où il sortirait sain et sauf de ce traquenard. Il a tout juste le temps de penser qu'elle est tombée sur une « tortue-mine », lorsque la balle le frappe entre la naissance du nez et le sommet du crâne, y créant un troisième œil. Mortel, et forcément aveugle. Ses sourcils sont froncés par un rictus de surprise déguisé en grimace, ce qui rétrécit la distance séparant son trio d'yeux, dont un vient de naître pour mieux apporter la mort aux autres, naturellement situés.

  Le tireur d'élite est posté au sommet de la colline pelée – la licorne –, allongé dans la terre craquelée, tout auréolé par la poussière soulevée. Ce doit être un as du fusil à lunettes, un sacré pro du meurtre autorisé ! Il agite la main en direction de ses supérieurs. L'affaire est réglée, conclue.

 

  Le chat immortel a fui sur les toits comme s'il avait un démon à ses trousses.

  Caïus Cactus n'a pas été assez fort ; les mines disséminées sous la terre remuée du jardinet n'ont servi qu'à affoler une partie des effectifs mandatés pour cette mission de nettoyage. Il ne pouvait pas se douter qu'il y a dans leurs rangs un crack du tir au pigeon, qui vise au jugé même dans un brouillard épais. Il aura sûrement une médaille, ce salopard !

 

  Et pourtant, il avait été le seul à apercevoir un homme menaçant embusqué à la fenêtre de cette villa de tous les diables.

  Ici, on tournait un bien sordide film, avec des fantômes et des hallucinés, qui jouaient à la guerre par temps de paix. Sous influence, on y apercevrait même des ombres par un jour d’éclipse totale… en cinémascope.

  Il n’y pas meilleure drogue que l’ordre d’un préfet. Et surtout cet obsédé du carton à distance – bien que ce ne serait pas gagné d'avance pour lui, car l'ordre de tirer n'avait jamais été donné officiellement –, avait vu l’invisible, ou plutôt avait assimilé la supercherie à une vision. Il était là pour tuer, pas pour réfléchir, alors il fallait une bonne excuse, en l’occurrence la légitime défense (?).

  On ne retrouva jamais la moindre trace d’un bazooka, encore moins de…

  Pas une miette… rien !

  On étoufferait l'affaire, comme d'habitude, et le supermarché ne tarderait pas à sortir de terre telle une graine hyper-vitaminée donnant naissance à un baobab. Il faudrait sans doute, par pure précaution, retrouver toutes les tortues éparpillées dans le jardinet : la Terre des Paradoxes de la Villa SAUVETERRE. Mais beaucoup d'entre elles étaient déjà en hibernation, cachées à la vue par quelques centimètres de terre.

C'est lorsque tous les hommes disponibles ont investi la Terre des Paradoxes que tout a sauté. Flics et soldats réunis en un même bataillon de frères d’armes, un peloton d’exécution en situation surréaliste, inversée – comme pour souligner, confirmer le surnom du jardinet.

 

  Ce fut l'apocalypse, et le cratère qui se dessina sur le sol meurtri ressemblait étrangement à l’empreinte laissée par la genèse d'un volcan… à quelques pas à peine du littoral marseillais.

  Seule la valise blindée (l’attaché-case en béton armé) fut épargnée… avec, blotti à l'intérieur, le manuscrit maudit, comme un oiseau de mauvaise augure prêt à ouvrir ses ailes de néant, qui sera publié et deviendra un best-seller posthume. Mais le fameux secret aura été honteusement effacé, occulté, retiré de la circulation.

  Censuré !

 

  Personne ne saura jamais que Joël Euillet y narrait, tout au long de quelques chapitres vénéneux, les exactions de légionnaires impliqués directement dans une sombre affaire de viols collectifs.

  Et lui, Caïus Cactus, avait participé à cette mascarade orgiaque, y avait même pris du plaisir.

  Grâce au Sultan Omar Akhanar, le fameux propriétaire de l'éléphant dénommé Pataud mais également d’une grande quantité de puits de pétrole, on pouvait s'offrir les précieux sésames afin de pénétrer dans des harems et dans le corps des femmes qui y méditent. En toute impunité.

  Joël Euillet avait goûté de ce pain-là : Caïus Cactus était un pervers, un salaud !

  Chose curieuse, événement rare… ce jour-là, le mistral avait été étrangement absent ! Encore une désertion sans doute. Juste un léger sirocco, pour réchauffer l’atmosphère.

  Dans le ciel, dont l’azur n’est plus à vanter (venter ?), hormis une poignée de nuages fuyants qui espionnaient (ou supervisaient) cette tragique et sinistre mise en scène, ce fut le calme plat, et, sur la Terre des Paradoxes, un chamboulement de fin du monde.

  Le vent du nord, comme s’il avait fui le théâtre de ce règlement de comptes au parfum de REMORDS, avait enfin rejoint son territoire de frissons, où ne pousseront jamais des orties nécrophages et des cactus carnivores… encore moins des baobabs.

?

 

APRES

 

On prétend, aujourd'hui, que le vieil épicéa a repoussé dans les caves du supermarché, ses racines ayant retrouvé sève et vigueur. On prétend même qu'un chat hante les sous-sols… et qu'une ombre de chien, curieusement, le suit partout.

  Il côtoie ainsi ces racines revigorées et ressemblant étrangement à de jeunes serpents qui ramperaient vers la surface tels les tentacules d'une pieuvre cherchant la sortie pour recouvrer la liberté.  

  De temps en temps, on entend le chat immortel feuler, puis crier de douleur.

  L'ombre le mord-elle, ou bien sont-ce des bras multiples qui l'étranglent afin de le motiver à dénicher enfin le chemin débouchant à l’air libre ?

Mais Sentinelle y veille ; la pieuvre mutante découvrira l'issue vers la délivrance et la vengeance, guidée par d'antiques pattes de velours.

  Et il y a dans l'air comme une odeur de poisson frais. Vous ne sentez rien ? Non ?

  Tant pis pour vous !

?

  

  Un bruit tombe d'une grande obscurité molle, enveloppante, élastique, dont il est rigoureusement impossible d’en définir les contours, à laquelle il est même difficile de supposer des limites. Tel le reflet du lustre qui, durant un tremblement de terre

 

  Le bruit monte d’un grand vide et se dirige vers la surface…

 

  Car il est l’heure de la vengeance…

  Vendetta ! Vendetta !

 

?

 

 

LE REPOS DU GUERRIER

 

 

  Je crois bien que c’est encore mon chat qui m’a réveillé ce matin, ou mon chien. L’impression fugace d’être sorti de mon cauchemar grâce à un animal en alerte, un surdoué de l’instinct. Il a dû me voir m’agiter dans mes draps souillés par la sueur et la peur. Ou alors, c’est ma mère… elle aurait pu respecter le repos du guerrier tout de même… avec sa manie de marcher dans la maison en faisant claquer ses talons aiguilles.

  Hier soir, je me suis couché très tard, après qu’elle eût raccompagné Francis chez lui, à la fin du film.

  Je l’ai mal digéré, le film, justement, avec cette scène horrible, où le héros se cache derrière la carcasse d’un dromadaire, pour fusiller l’ennemi. Francis m’a un peu gâché le spectacle, l’ambiance morbide, avec sa façon très particulière de parler pendant les projections : « Tu vas voir… un crotale va sortir de dessous la bête morte, et paf,  il le mord aux c… ».

  On n’a jamais su où le serpent comptait mordre le héros, tant mon pote le rouquin avait eu peur quand…

 

  Hier, tout l’après-midi, nous avons travaillé sur notre BD, Ratoune et Pétoulon. Un devoir de l’institutrice, mademoiselle Fricotard… pour intéresser ses élèves à la création artistique. C’était une bonne idée, un devoir d’artiste.

  Maman a invité Francis pour le souper, promettant à ses parents de le ramener chez eux tout de suite après le film en prime time, La Charge des Caravaniers, avec Christophe Lambert.

  Avant le repas, on s’est un peu disputé avec Francis, pour des broutilles : la couleur du lapin, Ratoune… ou quel animal méritait qu’on lui attribuât ce nom. Appeler un lapin Pétoulon est assez humiliant, non ?

  Je lui ai dit, pour le taquiner : « Dessine-moi le vent, et Mistral on le nommera ! ». Il m’a regardé d’un œil bizarre, puis on a éclaté de rire.

  C’était oublié.

 

  Ce matin donc, quelque chose, quelqu’un m’a sorti de ce cauchemar absurde, comme tous les cauchemars.

  Finalement, c’est bon la vie avec maman… Même si elle fait du bruit avec ses talons et ses petits pas nerveux de femme pressée ; même si papa est parti le jour de ma naissance – c’est maman qui me l’a dit.

  Je suis allé à la fenêtre, pieds nus, et j’ai regardé au loin. Je ne voyais pas la mer, mais je l’imaginai sur son bateau, papa, naviguant sur cette mer d’oubli que je n’aperçois même pas d’ici.

  J’ai failli faire tomber le cactus posé sur le rebord de la fenêtre au moment où Sentinelle, le chat, m’a rejoint. Déserteur, m’apercevant, s’est mis à aboyer, en bas, dans le jardinet. Même d’en haut on devinait ses cicatrices.

  La vie est belle… même sans mon père.

  L’amitié le remplace. Merci, Francis-le-Rouge !

  Et je vous prie de croire que personne n’osera me déloger de la maison du bonheur !

 

  Maman maugréait sans cesse à l’époque, se plaignant de devoir prendre la voiture pour partir aux commissions ; réclamant une grande surface à proximité, pour économiser l’essence et gagner du temps…

  Elle avait le sens pratique, maman : le sens du raccourci !

 

 

 

 

 

 

FIN

 



NOUVELLES

MENU

ACCUEIL





Si cette nouvelle vous a plu, vous pouvez envoyer un message à l' auteur : cliquez sur le lien ci-dessous !
© JYDUC - 20/12/2002 - Tous droits réservés.