INTERMEZZO II (Les ressources du mistral)
Le mistral vocifère, sollicitant les tympans, mettant les nerfs à rude
épreuve…
Tout près, des feuilles s’envolent comme la poussière lorsqu’on agite un
plumeau ; ailleurs, des branches craquent, brisées par les coups de poing
des bourrasques. Quelque part, plus loin, une éolienne et une girouette ont
perdu le nord de concert ; malgré cela, les boussoles gardent le
cap en montrant d’un doigt accusateur sa direction originelle.
Il souffle avec rage sur les matières s'aventurant au point de le
braver, hurle sa haine sur tout un royaume d'ancrage où l’immobilisme,
paradoxalement, l’agresse. Il polit la rocaille, l'érode, imitant la mer, qui
gagne du terrain sur le continent en suçotant cette gigantesque friandise. Pour
Elle, c’est une façon très personnelle d'arrondir les angles ; pour Lui,
de les raboter, donnant de la rotondité aux arêtes, mais hérissant les cheveux,
les rendant pointus, secs, cassants.
Avec Elle, de vulgaires cailloux deviennent au fil du temps et
des ressacs, de jolis galets plus ou moins ronds, souvent glissants : on
dirait des patates minérales agréables à caresser, tant elles sont lisses. La
mer est un jardin de pommes de terre fossilisées !
Avec Lui, la pierre s’aplanit, efface ses rugosités, sans se craqueler
(elle n’est tout de même pas de la terre, bien qu’elle risquât de devenir du
sable) ; les rochers se transforment en billards, en tombes de gisants, les
promontoires s’arasent… Le vent est un jardin suspendu recelant des spectres
raboteurs !
Le baiser du mistral est ardent mais acide : il ronge jusqu’à l’os
les dépouilles des goélands morts d’épuisement après s’être mesurés à Lui.
Pourtant, les oiseaux aiment nager dans ses courants ; enivrés par l’azur,
ils ne s’inquiètent pas de l’élasticité de l’air, qui se transforme assez
rapidement en muraille lorsqu’il s’agit de fuir, de prendre les bourrasques à
contresens, dérisoires fantômes aux ailes de néant. A contre-courant, oui.
Hélas, pour tous ces petits cadavres, c’est mistral saignant !
Une rancœur abstraite l’habite et le transforme en fidèle adepte d'une vendetta
forcément aveugle. La Corse n'étant pas loin, il se pourrait bien que l'Ile de
Beauté l’ait influencé au point de lui avoir donné des idées ardentes de conquête
systématique au nom d'un idéal obscur.
Le mistral ne sera jamais un poète ! Sa rime est trop volage, sa
prose est frivole et sifflante ; ses alexandrins s’égarent, s’évaporent,
ses couplets sont itératifs, font de l’écho, ses refrains sont des scies… De
plus, il chante faux, vous met les fibres sensibles à vif, vous écorche, vous
traite (maltraite) comme un bétail que l'on disperse au gré d'une transhumance
sanglante. Il s'insurge contre les pans de maçonnerie qui, à son goût, ne s'émiettent
pas assez vite, résistent, fidèles à une verticalité gravement mise en danger.
La Tour Eiffel, mitraillée par de telles rafales, aurait succombé depuis
fort longtemps sous les assauts de cette chevrotine obstinée, de cet ouragan
provençal. Plus animal que derrick, on dirait une antique girafe de fer aussi
rouillée qu'une vieille prostituée plus ou moins rouquine, dont la chevelure
saturée serait teinte au coulis et donnerait l'impression fugace d'un plat de
spaghettis posé sur un crâne chauve.
Après avoir rompu ses amarres sous les attaques virulentes de la
soufflerie du Midi, elle écraserait dans sa chute, des rêves de grandeur mangés
par la lèpre rougeâtre des métaux corrodés. S'il existait un bordel pour les
Monuments Historiques, il est certain que la Tour Eiffel aurait une place de
choix aux côtés des armures moyenâgeuses à récurer, à lustrer. A dérouiller. La
Tour Eiffel serait-elle l'unique cheveu de la Terre ? Un épi rebelle défigurant
une coupe en partie ratée par un coiffeur malhabile ou débutant ?
Quant à la Tour de Pise, avec ce léger penchant qui lui donne tant de
charme, et la Statue de la Liberté, avec son arrogance lourde, personne
n'aurait vraiment envie de les voir mordre la poussière pour l'une, ou piquer
une tête dans l'eau, perdre pied et boire la tasse pour l'autre. Elles sont
bien trop romantiques, en apparence. Si la première pourrait se transformer en
ruines à la faveur (?) du moindre câlin dispensé par un zéphyr caressant, la
seconde aurait besoin d'un mistral made in Midi pour être détrônée de
son socle dominateur. A l'image des êtres qui, de loin, la cernent en
grouillant dans des rues labyrinthiques, surpeuplées et crasseuses.
Entêté, le mistral insiste sur les âmes, qu'il met à nu, les violant
avant de les déshabiller. Il… Il fouette les carreaux des grandes baies vitrées
du rez-de-chaussée de la Villa SAUVETERRE, à la manière des mères de
famille lorsqu'elles fessent les joues roses de leurs enfants surexcités ou
capricieux. Lui-même est capricieux ! Mais le mistral n'est pas un bambin… ce
serait plutôt un ogre, avec une grosse voix et un immense appétit. Toutefois,
souvent on le représente joufflu, et c'est là l'unique point commun qu'il
partage avec les bébés.
Il en existe peut-être un autre : il est braillard !
Quand il est là, ce vent frileux, une infime parcelle d'hiver vous vole
dans les plumes (mais vous n’êtes pas un goéland, non), vous visite prématurément,
et vous pousse parfois à dormir sous la couette en plein été ! Les cris déchaînés
de son soufflet de forge sont à l’image (?) de son désir de s'offrir un petit
coin de paradis méridional à assécher jusqu'à plus soif, Lui, le « chasseur
de pluie ».
Au loin, telles des danseuses du ventre, des pins parasols se tordent
dans tous les sens au contact de sa bise gourmande, obscène ; son étreinte
vigoureuse, véritable houle déferlante de bras frappeurs, saisit dans un étau implacable
la nature et les gens. Impitoyable, il ne vous laisse aucune chance d'échappatoire,
de refuge, de repli stratégique… certes non !
Ce vent-là est un boxeur invisible. Un loubard, un délinquant venu du
nord. Un Viking !
Il est tout le contraire d'un aspirateur et, à gorge déployée, prend un
malin plaisir à conforter cette impression unanime ; chez lui, jamais le
souffle ne sera court, contrairement aux athlètes fatigués ou aux ténors
aphones. Sous le poids de cette lourde empreinte qui ne laisserait aucune
trace, si ce n'est celle d'un écrasement oblique pour les végétaux les moins résistants,
les grands conifères se courbent poliment, ébauchant un salut (une courbette ?)
d'essence orientale – si décalé à proximité d'un littoral occidental .
Marseille est un port… et à ce titre, la migration perpétuelle des
autres peuples affiliés à la mer Méditerranée ne peut aboutir entre ces murs
qu'à un métissage des races et des cultures. Le mistral n’est pas raciste, ni
sectaire ; il s’adapte aux couleurs de peau, Lui ; il dévie de
leur itinéraire les individus légers, se motive un peu plus contre les gros.
Noirs, blancs, gris, chacun est logé à la même enseigne et doit accepter
sa tyrannie ainsi que son art de mettre sur un pied d’égalité (souvent
« boiteux ») les choses et les individus. Il pousse aussi bien dans
le dos les gens qui descendent une rue en pente, qu’il retient, imitant un mur
de guimauve, ceux qui la montent. Parfois, c’est le contraire ; mais ne
rêvons pas…
Aujourd’hui, le mistral secoue avec frénésie les volets mal fermés et
les oblige à battre comme s'il revendiquait le droit de les démolir… De démolir
la villa de la famille Euillet, métamorphosant les pans de bois ainsi flagellés
en battements d’ailes spasmodiques de chauves-souris échappées d'un atelier d'ébéniste
animalier. Aujourd’hui, il semble volubile, avoir quelque chose d’important à
révéler. Sans doute l'écoutera-t-on… mais d’une oreille distraite, car on
considèrera que l’acoustique fait aussi partie des meubles.
Ailleurs, un toit – parfois une tôle – pleure sur une fréquence
geignarde, sanglotant avec Lui, en un concert de tuiles dérangées,
malmenées, prêtes à chuter sous ses bourrades faussement amicales. Il cherche à
être réconforté, le fourbe, pour mieux se rebeller, réagir avec plus de
véhémence, et chaque tuile est un pupitre d‘un orchestre invisible dont chaque
exécutant s’apprête à lapider le voisinage… en musique. Alors, la plainte du
mistral est puissante ; et, passant de la plainte au cri, sa voix grince
parfois, irritant les oreilles, culminant dans le suraigu des sopranos coloratures.
Il est irrespectueux : c’est un anarchiste. Aussi pointu que l'accent
parisien et aussi lourd que celui des Audois, il martyrise avec une hargne féroce
une cloche qui tintinnabule lugubrement. Son doigt ne se contente pas de la
frapper, il en raye également la surface, jusqu’à créer un son proche à la fois
du chœur des sirènes, du hurlement du loup affamé et du pas lourd de l’éléphant
(ou du tricératops ?). On dirait un glas rappelant à l'ordre un fidèle égaré,
un déserteur en quête d'asile, un musicien qui collectionne les fausses notes,
un…
Mais cette cloche, existe-t-elle ailleurs que dans l'esprit tourmenté et
fuyant (?) de Joël Euillet. Et l’orchestre… Et… Du vent ! Rien que du
vent !
Avec Lui, les portes vous claquent au nez tels des coups de poing
ou un gros rhume vous prenant en grippe et jetant un froid. Votre dos,
forcément, n'est plus qu'un champ de frissons labouré par une chair de poule
assimilant vos poils à des épines d'oursin, de cactus (?). Le voilà devenant
une mappemonde de rhumatismes, et les douleurs n’y auraient pas de frontières.
Le torticolis s'installe alors, vous coinçant le cou dans une minerve, un
supplice, un carcan. Raide comme un piquet, vous ne pouvez plus vous appesantir
sur le passage d'une ravissante créature qui vous croise, fait semblant de ne
pas vous voir, puis vous dépasse après avoir affiché sur son visage mutin un
sourire narquois, enjôleur, et une démarche lascive, osée… provocante. Sa
minijupe ultracourte et son décolleté dorsal si profond, dévalant jusqu’à une
chute de reins au dénivelé sculptural, ne pourront hélas vous faire perdre
la tête. Et si le cas se présente, ce sera au prix d'une torsion donnant
naissance à un bruit d'os craquant sous l’effort... Les femmes ont moins
souvent ce genre de problème : les torticolis les fuient comme la peste, et
elles ne se privent pas d'abuser de la souplesse de leurs vertèbres cervicales.
Les fesses masculines à l’abri dans des jeans moulants deviennent très vite des
proies faciles pour leurs yeux de caméléon, et n’ont plus de secret pour elles…
et leurs fantasmes.
Le mistral est ainsi fait qu’il soulève les jupes des filles, mais vous
aveugle avec le sable de son espièglerie, vous offrant une opportunité d’un côté,
pour mieux vous en priver de l’autre. Vos yeux s’ouvrent telles des soucoupes,
et au lieu d’avancer les mains en direction de la forme désirée, vous ramenez
vos poings serrés sur vos paupières criblées de confettis de poussière. Comme
si on proposait à un non-voyant de recouvrer la vue dans le seul but de fixer
le soleil ou de déambuler par une nuit sans lune.
Mais le chant crispant et obsédant des courants d’air et des rafales
vous apporte la réalité (la vérité ?) sur un plateau d‘airain. Vous la
refusiez… le mistral vous la crache à la figure, vous giflant au passage.
Cependant, il arrivait périodiquement que Joël Euillet alias Caïus Cactus
appréciât l'étrange mélopée du monstre éolien, qui ramenait à la surface de sa
mémoire des souvenirs (des bouées-souvenirs) de campagnes passées, où le sang
gicle comme l'eau des fontaines dans les squares paisibles réservés aux
enfants. Alors il s'identifiait au mistral… et c'est pour cela qu'il le haïssait
tant. Il lui avait donné un surnom, et celui-ci surnageait dans ses songes les
plus proches du naufrage, les moins éventés (?), donc gardés secrets (secret-défense)
au sein même de son jardin intime où, sans nul besoin de les arroser,
poussaient en permanence des soucis, des roses noires et des pensées sauvages.
Le mistral est le « COMBATTANT DU CIEL ».
C’est un battant ; il lutte contre les obstacles dressés devant
(contre ?) Lui... involontairement ou pas. Et puis, qui érigerait
une forteresse autour des cités de Provence, afin d'éviter le viol du soldat
lubrique d’Eole ? Peut-on raisonnablement s’opposer à des courants d’air avec
des rideaux où sont brodés des paravents ? Qui oserait raser les pinèdes,
de peur d’en voir les troncs déracinés, hein ?
De voir les moignons de la sylve réduits en cendres par…
Oui… qui ?
?
Lorsqu'il
se laissait griser par des rêveries vagabondes (est-ce là un pléonasme ?),
Joël Euillet inclinait sa tête, dirigeant mécaniquement son regard vers le
jardin en piteux état, révélateur des saisons écoulées depuis son absence, sa
fuite… sa désertion, oui.
Il y redécouvrait avec un plaisir certain ces tortues marrantes dont la
vitesse de course avait toujours été jugée en deçà de la réalité. Elles
semblaient soudain surgir du temps, au détour d'une motte de terre, d’un buisson,
d’un plan de rosier, comme au coin d'un rappel précis du passé. Il affectionnait
tout particulièrement ces drôles de bestioles caparaçonnées en raison de leur
ressemblance avec des casques qui se déplaceraient sur quatre pattes (il eût
été étonnant que l’on n’en vît point, un jour, dans les dessins animés de Walt
Disney), ou des mines ambulantes fabriquées pour exploser au plus infime
contact (là, c’était Rambo).
Il en connaissait un rayon, sur cette artillerie, car c’était un
grenadier émérite. A dix ans, il avait participé à tous les combats, affronté
tous les peuples belliqueux possibles, en des combats sans merci, dont il
sortait toujours non seulement vainqueur, mais tel le sauveur solitaire,
l’unique rescapé… Il avait fait sauter tous les trains de France et de Navarre,
des ponts si hauts qu’il avait fallu leur tomber sur le dos en
parachute, tandis que les mitrailleuses ennemies s’acharnaient à tenter de lui
couper les ailes, de le descendre par amputation.
La mort ne voulait pas de lui, il sentait mauvais, la terrorisait. Il la
traquait ; sa faux, il la sabrerait d’un coup de rasoir ! Le rasoir
laissé par son géniteur, sur le lavabo de la salle de bains, au moment de son
départ (sa désertion), comme un mot d’excuse ou un relais qu’il passait à son cher
fils.
Là, Joël Euillet s’enlisait dans les sables mouvants du délire, et il
aimait ça. Des casques sur pattes, des mines ambulantes : décidément, son
imagination dépassait ses fantasmes les plus fous !
Il ne songeait pas vraiment à l’analogie – une image un peu facile, oui –
existant entre ces bêtes qui trimbalent leur maison sur le dos et les gitans,
avec leurs déambulations incessantes, vitales, au moyen de leurs « toits-roulottes ».
De leur pedigree sur roues.
Même ses errances mentales paraissaient bien pâles face à de tels
errements visuels.
Tout petit déjà, il croisait les chéloniens (mais aussi des gitans) sur
le chemin qui l'entraînait vers le monde extérieur… et le monde extérieur, c'était
l'école... et l'école, c'étaient les autres enfants... et...
Il leur en avait narré, des contes à dormir debout, à cette marmaille
inculte mais attentive ! Et ces abrutis l’écoutaient, somnolents ; puis,
plus tard, brûlaient leurs livres en prétextant qu'ils étaient nuls par rapport
à ce que ce mec au nom de fleur leur racontait à la recréation, parfois même
durant les cours. C’était leur quart d’heure d’hypnotisme quotidien, et chacun
se retrouvait avec un plaisir sadique dans la peau d’une proie séduite,
avant d’être digérée vivante, par un prédateur au regard envoûtant, profond, à
la voix enjôleuse et à l’appétit dévorant.
Les filles n’étaient pas les dernières à réclamer leur dû… mais sans
plus. Lorsqu’il était question d’un « truc » plus personnel à faire
partager à autrui, à offrir à celui qui les faisait frémir par le verbe, elles
étaient plus réservées.
Il fascinait le monde ; toutefois, le monde le craignait… Le monde,
oui… pas Francis-le-Rouge, le rouquin de service. Lui, il avait compris
qu’une histoire d’amitié avec un être jugé bizarre, différent, lui apporterait
bien plus que d’écouter les balivernes et les ragots axés sur ce narrateur qui
faisait tant d’ombre aux grandes gueules.
Francis, son dada, c’était le dessin, point.
Joël avait toujours été un conteur né. Où qu’il se trouvât, dans ses rêves
ou dans la réalité, il fascinait les foules par la qualité de ses récits ; on
lui prédisait un avenir d'écrivain de best-sellers, de gourou, d’homme
politique…
Jusqu'à ce que...
Cruelle, la vie en avait décidé autrement… cette sale égoïste !
Dans le jardinet, il lui arrivait même d'être obligé de slalomer, de
zigzaguer entre les « tortues-casques », tant elles étaient nombreuses
à l'époque – certaines étaient vraiment énormes –, et il ne pouvait s'empêcher
quelquefois de shooter dans l'une d'elles comme si c'était un ballon un peu
plus dur que les autres – un peu plus gonflé ? Un ballon de pierre.
Cela évoquait l’image du mec (du gibier ?) s’enfuyant à travers
bois, évitant les troncs d’arbres, poursuivi par des malfrats ou des flics, et
qui tape dans une motte de terre alors qu’il se sait irrémédiablement rattrapé,
signe d’un renoncement… sauf que la motte en question cache un énorme caillou.
Cela pouvait paraître assez marrant, oui… pour les chasseurs.
Mais la voix de sa mère, toujours, le rappelait à l'ordre du haut de la
fenêtre de la cuisine : « Arrête, tu vas te faire mal,
idiot ! » ; « Tes chaussures sont neuves… fais donc
attention, imbécile ! ».
De là où, aujourd'hui, veille le vieux chat, Sentinelle, comme
s'il s'attendait à un péril imminent ; ou bien épie-t-il les allers et
venues audacieux de souris appétissantes mais inaccessibles. Il était
maintenant bien trop âgé pour espérer poursuivre ces ridicules rongeurs à la
moustache frémissante, sans se rompre les os.
Veille, gentil matou, veille ! Brave minet… brave Sentinelle
!
Joël Euillet l'avait baptisé ainsi non sans raison.
Ce greffier semblait, depuis la nuit des temps, investi d'une mission de
surveillance qui propulsait ses prunelles constamment dilatées vers des
horizons incertains qu'il était bien le seul à entr’apercevoir. Un don de
voyance se déplaçant dans l’espace sans passer par le temps ? Pourtant, ce n'était
pas un chat médium, non, pas exactement ! C’était plutôt une sorte de télépathie
naturelle, qui vous fait communiquer avec le danger et vous met les sens en
alerte lorsqu’il rampe, rôde, sournois, ombre parmi les ombres, sans se rendre
compte qu’il vous a lui-même averti par ricochet. Un procédé identique concerne
les chauves-souris, ces radars volants, puisqu’elles se servent du son et de
son écho comme d’une boussole.
Justement, Sentinelle miaula sur une fréquence un peu différente
ce jour-là, imitant une sirène d'alarme dont seul Joël en connaissait la
signification, le code.
Alors, il ne put se résoudre à contempler davantage le jardinet sans y
entrevoir des tombes alignées tels des traits tracés à la craie sur un tableau
noir… ou sur le mur d'une prison peut-être. Des bûchettes joliment disposées
sur le pupitre d’un bureau d’écolier, à l’occasion d’un cours de maths.
Et sur chaque tombe, il crut découvrir un mot : un mot écrit dans
la terre sèche, craquelée, tracé avec un doigt fébrile mais précis. Sans doute
un doigt de femme – elle l’aurait recouvert d’un dé à coudre, préservatif
digital, afin d'éviter de raboter l'ongle concerné, ou même la phalange.
Et sur chaque cercueil, il était peint en rouge ; dans les boîtes,
les gisants tenaient certainement une ardoise entre leurs mains jointes, et le
leitmotiv alphabétique y était inscrit, sans doute au moyen d’un os de fortune
dont le calcaire avait laissé des empreintes blanchâtres. Par les nuits de
pleine lune, sortant de leur rigidité cadavérique, ces momies issues aussi bien
de la terre que de l’imagination d’un cerveau fécond, iraient sous les fenêtres
crier tous en chœur le mot en question, réveillant le voisinage, ce qui
provoquerait le retour en enfer des morts-vivants hurleurs.
Ce mot aux syllabes pulsatiles, dérangeantes, qui le frappaient à la manière
d’un marteau cognant l'enclume, était :
REMORDS
Sur l’instant, même les orties envahissantes le laissèrent de marbre ;
il les avait jadis comparées à des plantes nécrophages, mais là, dans
l’immédiat, il ne les assimilait plus à des dévoreuses de chair morte
comme autrefois. Ni ne se remémorait ces cactus que ses parents possédaient,
perchés sur le rebord des fenêtres, et qu’il imaginait happant les oiseaux au
passage, mouettes et goélands surfant sur les courants d’air et les bourrasques,
en se servant d’étranges tentacules dont l’apparition soudaine à la place des épines
le laissait sans voix, créant d’étranges frissons dans ses reins et des odeurs
suspectes sous ses aisselles sucrées de môme.
C’étaient des cactus carnivores et prédateurs.
A la vue de ces tombes, Joël leva bien vite les yeux au ciel et y découvrit
aussitôt les deux mêmes syllabes affichées sur la totalité des nuages souillant
l’azur. Comme si, au cours d’un travail à la chaîne chez un sculpteur maudit,
on les avait gravées à grands coups de burin sur cette peau cotonneuse
miraculeusement devenue minérale :
RE… MORDS…
Puis, l'escadrille des baudruches subitement transformées en dolmens
volants déguerpit, disparut complètement en une fraction de seconde, rendant au
ciel de Provence le fond bleu de la mer. Une parfaite imitation de la débandade
d’un troupeau de moutons apeurés par un homme ayant endossé une peau de loup.
Voilà de bien pitoyables cloportes des nues, des gibiers de potence
détalant, ventre à terre (?), devant la chasse à courre du Maître des Vents, messire
Mistral en personne qui, surexcité par la taille des proies et vociférant à
perdre haleine, éperonne Tornade, son plus véloce destrier des tempêtes,
dont l’encolure est ruisselante d’écume…
Joël ferma les paupières comme s'il tirait les rideaux ; elles devenaient
lourdes tels des stores de chair pétrifiée.
Il repensa au terrible secret dévoilé, mais évidemment non encore édité ;
à la Villa SAUVETERRE, que l'on devait détruire pour la remplacer par un
supermarché ; à ses souvenirs…
Il lui faudrait désormais protéger tout ça en un même combat sans
merci. Ne faire aucun cadeau ! Ce serait la mission dont il s’était lui-même
chargé, à la fois chef et exécutant, tête pensante et bras armé. Il serait fin
prêt pour l'affrontement décisif, final. Le duel. Du moins, le crut-il.
Sentinelle parut fébrile subitement, et, au loin, on entendit les
aboiements rauques de Déserteur, qui venait à la rescousse. Il
n'avait plus d'ombre. Peut-être l'avait-il mangée.
Brave cabot… brave bâtard !
Ce serait un beau combat, un duel d’anthologie… pour une double bonne
cause.
Allez, en garde, mécréants !
Ne manquerait à l'appel que la tonitruante Chevauchée des Walkyries
de Richard Wagner, exécutée (?) durant la charge des hélicos, dans Apocalypse
Now. En fond sonore... mais à plein tube ! A plein pot !
Ou alors une musique d’Ennio Morricone, dans le style western,
légèrement contrastée, acidulée. Décalée, sans surprise.
L'alerte était donnée.
?