SENTINELLE
« Tel
un volcan éteint, même par temps de paix, la guerre couve sous la cendre, espérant
l’étincelle… »
Les tympans de l’homme étaient agressés par un essaim
d’abeilles, du miel coulait sur ses joues, en rigoles fines et gluantes ;
on se serait cru dans un champ d’apiculteur où s’alignent des ruches.
Il était allongé, à l’abri derrière la carcasse d’un animal
improbable, rempart sûr et inerte… Les rafales n’avaient pas épargné ses compagnons,
il était le seul survivant de l’escouade. Le dromadaire reposait dans une mare
de sang, le sien et celui des autres, les frères d’armes de l’homme, comme un
cocktail imbuvable…
Les abeilles étaient des balles, le miel était du sang, et le
champ… un champ de bataille !
Par un jour de traquenard… un jour où les rafales de simoun,
alliées à celles des armes, décoiffaient les dunes…
?
Un bruit tombe d'une grande obscurité molle, enveloppante, élastique,
dont il est rigoureusement impossible d’en définir les contours, à laquelle il
est même difficile de supposer des limites. Tel le reflet du lustre qui, durant
un tremblement de terre, oscille dans l’espace et, accumulant les loopings, dessine
des arabesques inconstantes sur votre moquette, imitant l’ombre d’un OVNI
survolant un désert de sable, ou celle d’un cerf-volant planant au-dessus d’une
plage. Des arabesques étranges et menaçantes…
Un homme est là, concerné… cerné.
Il s’appelle Joël Euillet.
Une seule certitude s’impose à lui, l’obsède, l’inondant des pieds à la
tête, et, malheureusement, elle n’est guère rassurante, ma foi : il se
trouve au centre de cette noirceur gluante, de ce marécage de goudron…
De ce séisme.
En l'occurrence, comme d’habitude, il préfèrerait n'être sûr de rien,
espérant ses sens lésés par la panique. Ainsi il louvoierait dans un champ de mines
semé de doutes macabres (d’orties nécrophages ?) et d’embûches meurtrières (de
cactus carnivores ?), car c’est là son ordinaire, son parcours du combattant
intime.
Son lot, son sort, oui… son destin.
Mais non !
Incompréhensible, irrésistible, une force abstraite l'oblige à cette aberrante
conviction (plus une conviction qu’une conclusion, en fait) : il occupe, au
bout de la ligne de mire, le point crucial d'une cible que l'on va sous peu
cribler de fléchettes aux pointes enduites de curare.
Et cette proie, touchée au plus profond de sa chair, chuterait dans un
puits sans fond surpeuplé de gnomes ténébreux, vicieux et sournois, à l'œil
torve, s'accrochant aux parois visqueuses d'une main arthritique mais ferme,
tandis que de l’autre, ils lacèrent tout ce qui passe en un geste vif, sec, du
bout de leurs doigts noueux et griffus.
Il se sent prisonnier d'une camisole ; elle l’étouffe à la manière
d'un boa un peu trop affectueux à son goût. Il se situe au sein même de ce
bruit résonnant déjà dans sa tête comme un gong ou une migraine de lendemain de
cuite.
Une géante, après s’être disputée avec son mari, a jeté son collier à
terre d’un mouvement brusque, en un réflexe de vengeresse, et l’effet sonore provoqué
par l’éparpillement des perles, qui affichent la taille de boules de billard,
est analogue à un tir de chevrotine disproportionné capable d’abattre un tricératops
chargeant, les cornes basses et menaçantes, les naseaux fumants…
Ce tintamarre obsédant et capricieux dégouline, rebondit, monte aussi
bien d'en haut qu'il tombe d'en bas ; s'égrenant goutte à goutte, il
évoque le monstrueux suintement d'une gigantesque stalactite. Ainsi, chaque
larme calcaire s'écrase au creux de son ventre, flirtant avec ses entrailles malmenées,
éclabousse tout son corps de l'intérieur, en se dispersant dans le moindre de
ses vaisseaux sanguins, victimes toutes désignées d'un naufrage organique imminent.
Puis le bruit change… plus exactement se clarifie, devient identifiable,
habituel, familier.
C'est maintenant un son amical, quelque chose qui donne du relief à la
routine, la rend plus supportable. Des piétinements, des pas pressés ; on
court quelque part, très près ; on poursuit ou on est coursé, les deux
peut-être. Frappant les marches métalliques d'un escalier semblant dégringoler
sans fin d'un ciel hors de portée, ça se dirige vers le tréfonds mouvant d’un
territoire de mémoire ; de fluctuantes frontières y auraient été tracées à
l’encre noire par les scribes du cadastre.
Des écrivains illusionnistes, oui… pas des scribes !
Du carquois des souvenirs la flèche de l’enfance ressurgit, à
brûle-pourpoint, comme une étincelle. C’est un coup de craie rageur et strident
sur un tableau noir immatériel ou instable, alors que les élèves de la classe,
hypnotisés, sont plongés dans un sommeil chronique, en apnée ; ils en ressortent
aussitôt, les oreilles meurtries et les yeux exorbités. L’institutrice, elle,
regarde fixement son moyen d’expression brisé, le moignon de culture qu’elle
tient fébrilement dans sa main tremblante et se demande si elle n’a pas
involontairement réveillé les anges qui passent…
Et quelque chose, dans la poitrine des gosses, s’agite, se met au galop…
Le martèlement de la cavalcade rebondit de marche en marche, et l'écho
de ce sauvage staccato prend graduellement de l'ampleur, du volume, ricoche… On
dirait un galet lancé par un gosse espiègle (pléonasme ?) à la surface d'un lac
figé, d'une banquise. Un rocher jeté violemment sur les flots d’une mer privée
de ports d’attache où, paradoxalement, perdre pied, par le fils de la
géante ?
Cette pulsation perpétuelle, passant de l’état de courant d’air à celui
d’ouragan, de vaguelette écumante à raz-de-marée, bat en lui au rythme de
chacune de ses respirations – inspirer, expirer… inspirer, expirer… ins…
Ce bruit saccadé, dans son déchaînement bruyant, régulier, inexorable et
vital, qui transforme vos oreilles en tambours et imite le tic-tac d’une horloge,
endosse la plus naturelle des significations : il est LA vie !
Il s’agit des battements du cœur de l’homme…
Du cœur de Joël
Euillet !
CADASTRE
C’était l’emplacement idéal, à deux pas du littoral,
pour bâtir un supermarché.
La villa
semblait une île unique sur une planète entièrement recouverte par la mer, et
il fallait la couler. On emploierait les grands moyens. On ferait fuir le
survivant du naufrage, qui avait élu domicile au mauvais moment sur cet atoll
du bout du monde.
L'aube pointait à l'horizon, illuminant l’azur par petites touches
lointaines et colorées. Des oiseaux matinaux, perchés par grappes piaillardes
sur les fils électriques telles des notes de musique sur une partition,
ajoutaient déjà leur ramage au concert de la nature.
Après tant d'années passées loin de chez lui, Joël Euillet se réveillait,
les yeux à peine ouverts et déjà écarquillés, emmailloté dans des draps jadis
ensanglantés par sa venue au monde.
Sa mère, fidèle à ses propres racines, avait refusé d'accoucher ailleurs
qu'ici, et voilà qu'il se retrouvait seul désormais, car elle était décédée des
suites de ses blessures quelques jours après la date fatidique de l’accident de
voiture. Ce n'était pas elle qui conduisait, non, c’était son mari (le second),
et lui aussi avait connu les affres d'une souffrance sans nom, le clouant sur
un lit d'hôpital pendant de longues semaines, avant de l’y abandonner inanimé,
froid.
Il avait subi l'assaut pénétrant du volant et des tessons de
pare-brise ; le thorax défoncé, un œil crevé, le coma l’avait aveuglé, avant de
le basculer irrémédiablement de l'autre côté du miroir des vivants. On l’avait
retrouvé la tête nonchalamment posée sur l’épaule gauche de celle qui l’avait
accompagné jusque-là… jusqu’à ce fameux tournant de leur nouvelle existence en
duo.
Des pneus trop lisses, la pluie, un geste décalé, un virage mal négocié,
et le décor vous rentre dedans, ensuite s’efface… définitivement !
Il était beaucoup plus jeune qu’elle, mais la vie se laisse facilement
prendre au piège de l’injustice, et l’âge n’influence pas la mort.
?
(L’appel du large sait braver
le cri du cœur, et le vaincre.)
Joël Euillet n'avait jamais connu son véritable géniteur, qui avait déserté
le contexte familial juste avant sa naissance.
Un marin, bien sûr. Le coup classique… banal, triste à mourir.
Sans doute l’horizon l’aspirait-il, et il avait fui ce qu’il s‘était juré,
sur un coup de tête, de bâtir puis de protéger. De passage à Marseille et presque
aussitôt reparti sur « sa » mer d'oubli, malgré la troublante beauté
de la femme qu’il avait abandonnée sur un quai du port de la cité phocéenne.
Joël l'avait imité à sa façon, fuyant l’asile héréditaire à l’approche
de ses 25 ans. Il avait quitté sa mère et son nouveau père – dans la vie
courante, il préférait dire second plutôt que nouveau – pour
échapper à la géographie de la routine, du vide, mais également, au bout de
l’aventure, afin de rejoindre des contrées lointaines où chercher fortune, conjuguant
l’utile et l’agréable.
Mais, dans son sac à dos, il n'avait ramené que des ennuis… des cailloux
ramassés au gré d’un voyage décevant qui n’en appelait pas d’autres, tant il
fut symbolique du calvaire d’un forçat.
Ceux qu’il avait semés avant de faire volte-face, Petit Poucet d’un
monde plus vrai que nature.
Il faut dire aussi, qu'au tout début, il avait traîné son nom comme un
boulet !
A un détail près, il aurait pu s'appeler Juillet ou Œillet,
et ses camarades de classe, puis plus tard ceux de l'armée, ne s’étaient guère
privés de se gausser de son patronyme, l’assimilant à une source tarie (empoisonnée ?),
à une erreur orthographique sur le livret de famille… à pire encore.
Aucune allusion déplacée n’était épargnée à cet être humain
recroquevillé, fragile, craintif, derrière le paravent mité de ces quelques
lettres bizarrement agencées.
On ne choisit pas son nom, et
c'est là le point commun fondamental avec la famille. Il n’avait jamais été
vraiment d’accord avec ses grands-parents, qui étaient bien trop pointilleux, à
cheval sur des principes archaïques, au point même d’éviter de les rencontrer
et de passer pour un sauvage. Et puis, ils étaient tellement croyants que ça en
devenait gênant aux yeux des autres… parfois franchement ridicule aux
siens. Surtout lorsqu’ils l’entraînaient de force à la messe et qu’il croisait
sur son chemin (de croix ?) les potes de l’école ; là, on le lapidait
avec des quolibets bien plus meurtriers que des cailloux : « Tiens,
v’là l’Joël qui va vérifier si l’Jésus en a une plus gross’ qu’lui ! ».
Hélas, sa grand-mère était partie rejoindre son Dieu, terrassée par une
crise cardiaque – le papy ne lui avait pas survécu plus d’une semaine,
comme c’est souvent le cas au sein des couples âgés –, juste avant que le jeune
Joël n’eût à subir l’ire et l’intolérance de la mère supérieure, au catéchisme,
qu’elle manifesta en le giflant pour avoir osé demander qui avait écrit la
Bible, déclenchant un véritable tollé général (la question, pas la gifle…)
Au sein de la demeure familiale, réduite à deux éléments, on ne parla
plus jamais de religion.
Il opta pour le changement de nom, et prit donc la peine de garder sa famille.
Toutefois, il décida de la fuir loin, très loin, jusqu’à en effacer les souvenirs
vénéneux de sa mémoire, dynamitant après les avoir parcourus, les rails de son
nouveau train de vie, pour s’interdire la faiblesse d’un retour honteux dans ce
nid de serpents où sa mère, heureusement, apportait un arôme et une aura indélébiles.
Et, si ça se trouve, les parents de son géniteur étaient bien plus
tolérants ! Mais alors, pourquoi était-il parti vivre sa vie ailleurs, sur
une coquille de noix, voguant sur une mer d’oubli, y côtoyant des flots
déchaînés ou paisibles mais ternes, un relief mouvant mais fade !
Pour fuir un contexte familial sans issue, qu’il jugeait similaire à une
porte de prison, à une cage ? Pour échapper au remake de ce qu’il
avait vécu avec papa et maman ?
Il s'était engagé dans la Légion Etrangère sous un
pseudonyme pittoresque, comme pour effacer l'autre mais tout en gardant un
reliquat d’originalité…
Caïus Cactus était né !
La plus franchouillarde des BD, Astérix le Gaulois, était devenue la
lecture préférée du très jeune Joël ; aussi, le fruit du hasard n’avait
pas poussé sur cette branche de l’histoire, pour fleurir son existence au
niveau du pseudonyme. Chaque parution d’un nouveau cru provoquait en lui une
excitation proche de l’ivresse, succédant à la fébrilité de l’attente, tel son
copain rouquin du collège, Francis-le-Rouge, qui se mettait dans tous
ses états lorsque Serge Brussolo, son écrivain fétiche, sortait un bouquin, au
point de ne même pas supporter qu’une autre personne touchât au trésor avant
qu’il ne l’ait lui-même caressé.
A la maison, Joël avait souvent entendu dire que le prénom était la
locomotive de la personnalité, et que le nom en était le wagon de queue ;
aussi s’était-il inspiré, d’abord, de sa mémoire littéraire, ensuite de celle
du livret de famille.
En vérité, au tout début, il n'avait jamais compris pourquoi ce duo de
pointillés sur le « e » l’obsédait tant, le fascinait au point de le reproduire
sur le « i » de CAIUS, qui était un prénom typiquement latin, et donc
ne supportait aucune antenne double. C’était sans doute parce qu'il appréciait
tout spécialement les accents... On en prend vite l'habitude lorsqu'on fréquente
de très près des étrangers réunis sous la même bannière !
Au tout début, oui, mais par la suite…
Et puis, Joël est un si joli prénom, n'est-ce pas ? Pourquoi se priver
d‘un signe particulier – simple ou double – vous ramenant à son bon souvenir…
Oui, si joli… trop joli !
Charmants, ces deux minuscules points auréolant le « e », non
? Comme un couple de moucherons en vol stationnaire au-dessus d'un poil raidi
par la chair de poule.
Mister (mystère
?) Tréma est-il en tenue de sortie ?
Affirmatif !
Pour sûr qu’il l’était… avec son beau chapeau…
Toutefois, les lazzi du style « T’aurais mieux fait de naître en août
! » ou « Heureusement que t’as pas des sœurs qui s'appellent Rose
et Marguerite ! » se diluèrent avec le temps ; il en garda tout
de même des traces rémanentes, insidieuses.
Par manque de chance (?), il était né en juillet… et il était fils unique.
Ce pseudonyme, CACTUS, avait virilisé l’individu et donné plus d’assise
au respect auquel il aspirait.
CAIUS CACTUS, sans les trémas, aurait pu figurer en tête des cohortes
romaines, les glaives brandis derrière l’écran protecteur des écus, prêt à envahir
la Gaule aux commandes des légions de César, mais là, avec le couple de
moucherons stationnant au-dessus de la locomotive, et malgré le sujet
épineux qu’il précédait, le prénom latin gardait tout de même un côté féminin
qu’un grade, aussi haut fût-il, n’effacerait jamais.
Dès l’âge de dix ans, Joël affirmait déjà être pressé d’être vieux, pour
avoir des trucs à raconter à ses petits-enfants, ou écrire ses mémoires.
Durant l’adolescence, il s’était essayé à l’écriture de contes pour
enfants mais, lassé par les fins toujours mièvres, il s’était tourné vers la
peinture, sans succès non plus, d’ailleurs. Les études le fatiguaient et ses
profs s’évertuaient, pour collectionner les bons mots, à comparer ses colles à
une… boutonnière. Ainsi, mettre Euillet à la boutonnière signifiait le
bloquer un samedi matin, pour un cours de rattrapage de deux heures, durant
lequel il contemplait la cour et le préau, tandis que les autres gosses rentraient
de la pêche avec leur père, partaient aux commissions avec leur mère ou paradaient
avec les filles du coin, à deux pas de là, dans la rue, d’une manière bruyante.
Après les études, l’armée… Il avait effectué son service militaire à Toulouse
et avait été rebaptisé « le caporal Lafleur ». Ce surnom déplacé
l'avait marqué au fer rouge pendant de longs mois, mais la cicatrisation fut
rapide, inespérée. Il avait gagné son grade à la sueur de son front, néanmoins
cela ne suffisait pas. Au lieu de le saluer, on le montrait du doigt, personne
ne le respectait ; et puisqu’on ne lui obéissait pas, par réaction, il
avait enduré la tyrannie de ses supérieurs.
Mais douze mois sont vite passés… ils passèrent donc, relativement vite.
Il fut nommé sergent à l’occasion du dernier trimestre, pour finir en
beauté, comme un bon élève ; mais c’était trop tard, le ver était dans le
fruit et fouissait, fouissait, creusant un tunnel qui ne serait jamais comblé.
Ensuite, il avait cherché à gagner sa vie, mais l’ANPE lui tendait les
bras – des tentacules, oui –, et chaque fois qu’il devait s’y rendre afin de
consulter les offres d’emploi, il avait l’impression d’affronter un peloton
d’exécution tirant à blanc.
Jamais il n’avait songé à gagner son fric en trichant, dealant ou
volant. Il n’avait pas gardé beaucoup d’amis, ses flirts étaient si passagers
qu’il ne les voyait même pas partir, ce qui enrichissait les prostituées. Seule
sa mère était ravie de le savoir là, sous la main, grand garçon toujours prêt à
recevoir les caresses forcément gratuites d’une maman.
L’ennui le gagnait, le besoin d’évasion, la nécessité d’être
respectable. La solitude, le désœuvrement, la paresse et le manque d’ambition
le poussèrent vers…
A la Légion Etrangère, il s'était engagé pour six ans, pour commencer…
six années renouvelables. Et ce n'était pas ce qu'il avait fait de mieux dans
sa vie.
Pour la réussite, il était inscrit tout naturellement, sans en avoir
effectué la demande, aux abonnés absents : il était congénitalement voué à l'échec.
Son retour chez lui fut des plus dramatiques. Ainsi que le reste. Il avait vu
le jour dans un placenta de perdant ; il aurait pu naître dans une fleur (un œillet ?)
et se faire piquer par une abeille, sans que cela fût de nature à étonner les
gens.
En plus, il faut bien reconnaître que Joël n'est pas un prénom très mâle
finalement, hein ? Malgré les trémas... ou peut-être justement à cause d'eux.
CAIUS, ça sonnait telle une menace… mais uniquement sur le plan de la
consonance. Car les trémas, toujours eux, apportaient un démenti flagrant.
Mister Tréma
garda son chapeau juste le temps de…
Affirmatif !
?
CADASTRE
C’était
l’emplacement idéal, à deux pas du littoral, pour bâtir un supermarché.
L’idéal pour tout
le monde, sauf pour… qui résiste encore et toujours à l’envahisseur.
?
Plusieurs semaines après le
retour au bercail, la réalité civile est bien plus sournoise que celle des
combats…
LA LICORNE DE SAUVETERRE
Ineffable et fabuleuse, la bête charge dans le crâne de Caïus Cactus… On
dirait une idée fixe.
Agressive, dodelinant de la tête, rostre pointé vers la cible, les
sabots labourant farouchement le sol et y traçant de profonds sillons, elle
s’apprête à empaler la muraille frontale d'une forteresse réputée inexpugnable
(ou à trépaner ce crâne surchargé d'imagination ?).
Mais non !
En vérité, sortie du contexte fantasmatique, elle somnole au pied de
l’imposante villa, se repose enfin, imitant un prédateur effondré après une
trop longue course, une folle poursuite, et qui vient s’assoupir, écumant de
fatigue, bredouille, au seuil de son antre.
Ballottée par les rafales de mistral à la manière d’un fétu de paille
tourneboulé par un ruisseau en crue, la résidence semblait une baleinière
halant, contre son flanc, un cachalot fraîchement harponné.
C'était une colline pelée comme le front d’un légionnaire au combat. Un
chemin la dévalait, aride et nu, et venait mourir juste devant la grille en fer
forgé. Armant le portail, couronnés de pointes acérées, des « barreaux »
verticaux s’alignaient telles des hallebardes et dardaient vers le ciel d'un
bleu surnaturel leur menace sous-jacente. L’accès de cette citadelle – plutôt
ermitage ou sanctuaire – était visiblement interdit aux ennemis ailés… aux
vampires peut-être.
Sur la droite de l’entrée, au moyen de fils de fer barbelés anarchiquement
tordus, une boîte aux lettres rudimentaire était accrochée à un gros clou planté dans le mur,
contrastant avec le reste de l’édifice, moins vétuste. De l'autre côté, entre deux
« tags » représentant un même nuage joufflu et caricaturé qui
postillonnait dans l’azur, sans doute Eole en personne, une adresse rococo
était assez joliment sculptée : Villa SAUVETERRE.
Aucun numéro, juste ce titre ronflant…
Les lettres s'effritaient.
Le minéral, bouffé par l’érosion ; le métallique, roussi par
l’usure du temps.
Une allée centrale et parsemée de graviers séparait un grand jardin en
deux parties égales… oui, étrangement symétriques. Joël, lorsqu’il avait été en
âge de parler ouvertement sans être montré du doigt, de donner son avis, de
coller une étiquette sur les choses et les gens, l’avait surnommé « le
jardinet ». Il voyait tout en beaucoup plus petit que la taille
normale. Ainsi, il imaginait la Tour Eiffel sous les traits d’un soldat de
plomb, les gratte-ciel de New York abritant des nounours et des poupées ;
la crèche de Noël, c’était le symbole de la vie de famille, pas la genèse d’une
nouvelle religion…
Ici, tout était sec et défraîchi ; plus rien n'y poussait, les mauvaises
herbes exceptées. Abondantes, elles investissaient les lieux ; insatiables, elles grignotaient la parcelle
de terrain la plus reculée, le recoin le plus effacé. Il y avait comme une
notion de gourmandise dans cette avancée végétale que les jardiniers, ailleurs,
s’accordaient à juger indésirable, « scalpant » tout ce qui dépassait
à grands coups de serpette. Ils prenaient même un malin plaisir à terrasser l’intruse
de cette façon ; mais pas ici, dans cette sorte de no man’s land où la
nature sauvage reprenait ses droits, se tenant à l’écart d’un lifting
systématique, et où ces « Indiens de la tonte botanique » ne
mettaient plus les pieds (les bottes ?), ni les mains (les
gants ?).
L'allée semblait le prolongement logique du petit chemin ; la grille
d'entrée le partageait en deux segments irréguliers, les isolant l'un de
l'autre tel un pont enjambant une rivière. Juste à la base de la colline et séparant
le sentier extérieur en deux rubans de terre craquelée, asséchée par la
canicule, un vieil épicéa était planté là, comme une antenne mangée par la
rouille sur un toit écrasé de chaleur. Un vigile parcheminé et squelettique, un
épouvantail à corbeaux…
Ses racines, pseudopodes noueux et torturés, surgissaient du sol
caillouteux à la manière des serpents en pleine mue. Elles rampaient à
l’aveuglette, figurant des terminaisons nerveuses ou des canaux sanguins. Cet
arbre décharné, où venait s'échouer la colline, cétacé épuisé par un trop long
périple dans des mers profondes et tourmentées, revêtait l'aspect d’une épée,
d'un mât…
D'un rostre.
Caïus Cactus aimait beaucoup les narvals (également appelés
« licornes de mer »), ces mammifères marins si proches des dauphins,
mais plus gros et portant sur le museau de quoi éventrer n'importe quel ennemi…
même une baleine, un bateau. Toutefois, il préférait fantasmer sur les licornes
(les vraies), ces magnifiques chevaux de neige à la robe immaculée et à la
corne unique effilée, torsadée, mais inoffensive, jamais menaçante, sauf en cas
de légitime défense.
Jadis, avec Francis-le-Rouge, son seul pote de l’époque, ils
s’amusaient à parier sur des tiercés factices, singeant les commentaires
pittoresques et précis de Léon Zitrone, avec force gestes et mimiques, tandis
que les gosses du voisinage se demandaient qui étaient Licorne d’Aurochs,
Sabre au Clair, Glaive Rutilant et Sabots d’Or, les
favoris d’une bien étrange course de canassons fantômes.
C’était toujours Licorne d’Aurochs le gagnant…
Un sacré crack, ma foi !
A tout âge, il avait souvent rêvé que ce monticule de terreau posé
devant la Villa SAUVETERRE, en fait, était un gros gâteau sec dont on
rajoutait une couche tous les ans… une sorte de millefeuille. Et, bientôt, à
cette allure, il serait emmuré vivant. L’alléchante pâtisserie lui masquait
l’horizon, le rendant claustrophobe. Il lui fallait se précipiter au plus vite,
pour la dévorer, histoire d’apercevoir sans peine, au loin, par les meurtrières
ouvertes grâce à ses coups de dents de gros gourmand, les premières maisons des
quartiers périphériques de Marseille, la cité des 1001 soleils et des vents de
folie. Il ne prendrait même pas la peine d’avertir son copain, Francis-le-Rouge :
il avait bien trop faim… d’évasion ! Il se sentait de taille à tout avaler
comme un ogre.
Parfois, surmonté d’un beau trio d'arbres (dont un au moins serait beaucoup
plus petit que les deux autres – un olivier et deux pins parasols séculaires),
le millefeuille endossait l’apparence d'un tricératops repu et ruminant,
après s’être gavé des spécialités champêtres de la région et somnolant, la
panse gonflée d’herbes de Provence. Il digérait, loin du terrain de
chasse de son adversaire héréditaire, le tyrannosaure, qu’il affronterait
certainement plus tard, lorsqu’il aurait l’estomac délesté. L’autre, c’était le
genre de fin gourmet qui mérite d’être étripé.
Mais l'animal géant ne se réveillait jamais ; le
« tricorne » restait cloué au sol, et c'était très bien ainsi.
Parfois, les jours de tempête, Caïus Cactus se retrouvait, comme par enchantement,
dans la peau d’un naufragé du navire qui vient de percuter de plein fouet un
vieux phare fourbu et dont l'œil unique n'avait pas assez cligné pour annoncer
le danger. Il était aussi le survivant d'une bataille navale et contemplait,
les yeux rougis par le sel, les deux vaisseaux concernés s’enfonçant sous les
flots dans un même mouvement d'enlisement. A un autre moment, il fixait l’horizon
par la fenêtre, alors que le mistral giflait les volets, et se découvrait des
talents, des aptitudes de scaphandrier. Un jour d’accalmie, le voilà prisonnier
d'un aquarium aux dimensions cosmiques ; une sorte de spationaute aux
prises avec une « planète-bocal » de laquelle il ne pourrait
plus s'échapper, petit poisson ridicule aux nageoires bien trop grandes.
Caïus Cactus adorait la mer et tout ce qu'elle recelait de mystères, de
trésors, d’inconnu ou d’insondable, de magie, mais cette colline usée qui
s’agenouillait jusqu'à embrasser les vieilles racines de l'épicéa séculaire, le
détournait honteusement de ses fantasmes.
C’était une bête ineffable et fabuleusement... terrestre.
Une idée fixe.
?