Un jour, il m’est venu une idée bizarre, complètement déplacée, mais il fallait que je vérifie quelque chose… et vite ! Oui, cela urgeait, car Mari-Mar m’entraînait allègrement dans la spirale de sa présumée folie.

  J’invitai ma (?) secrétaire, Francine Rodrival, à prendre un pot à l’heure de la pause, dans le but inavouable de la faire parler, malgré le peu de temps libre et la correction légendaire caractérisant cette personne au sein de la boîte. Je pris sur moi d’oser cette gageure, faisant fi d’hypothétiques représailles.

  Et ce que j’appris par sa bouche me déconcerta, me laissa un temps sans voix, médusé. L’idée bizarre, à la fois bonne, provocante et suspecte, prenait corps, m’ouvrant des perspectives inespérées, et surtout une porte interdite au seuil de laquelle j’avais tout intérêt à ne pas trop musarder. J’écoutai ce que cette femme irréprochable avait à me raconter, en aveugle, comme si je la croyais sur parole ; il était dans mes intentions, par la suite, de vérifier à ma façon la véracité de ses propos.

  Gosse, souvent je rêvais de devenir détective, ou chef d’orchestre, sans doute pour suivre ou être, au sens figuré, suivi, tandis que, l’air de rien, je mènerais tout mon monde à la baguette. Telle une fée. Un fantasme de frustré, oui ! Les garçons jouent à la poupée avant de prendre conscience qu’ils sont programmés pour devenir père, moi je maniais le souhait de me transformer en fée, pendant que les bébés machos, mieux éduqués que les autres, introduits dans un moule à peine après être sortis d’un autre, prénatal, cherchent à réécrire le manuel du parfait petit sorcier. La vie est bien assez délicate à être gérée de front, alors gérer celle des autres, ou l’orienter d’une manière détournée, c’est ajouter de l’huile sur le feu – ou laisser pousser une corne (une bosse ?) de plus sur le front… Car, pas de doute, le poursuivi change son itinéraire dès lors qu’il se sent épié, et le poursuiveur est bien obligé de se transformer en ombre, de s’accrocher aux basques de la proie… De se dépersonnaliser.

  Quand on est écrivain, manipuler le héros d’un roman est une chose, son avenir vous appartenant, mais, dans la réalité, c’est évidemment différent. Chacun décide de son propre cheminement et, parfois, il n’est pas rare d’avoir envie d’aider un individu issu du tangible s’il ressemble trait pour trait à l’un des personnages que vous avez créés de toutes pièces. Le futur du « vivant » correspond forcément à celui de son alter ego imaginaire.

  Mais il est faux de croire ça ! La mégalomanie touche tous les créateurs sans exception, du minus au génie, en passant par l’arriviste...

 

  Le petit snack-bar voisin s’appelait justement « La Pause ». Des gens étaient accoudés au comptoir, sirotant un café, discutant des résultats sportifs du week-end, de leur nuit torride passée ailleurs que dans les bras de Morphée, ou se plaignant de leur patron : rien de bien original, ma foi. Nous étions ici au carrefour des désœuvrés, sur leur territoire… Mais on sentait bien que tout le monde attendait l’heure de l’apéro, l’occasion jugée idéale pour se réunir autour des verres de l’oubli, joignant l’utile à l’agréable.

  Francine avait choisi de s’asseoir à côté de moi ; j’en fus tout surpris, perturbé. Elle s’en aperçut très certainement. Je mis cela sur le compte de la gêne, toutefois je m’attendais à recevoir dans le dos une bourrade amicale qui me remettrait les idées en place et solliciterait quelques vertèbres, mais détendrait l’atmosphère. Nous n’avions échangé aucun mot jusqu’ici, avant de nous installer à cette table à la manière de deux potes assoiffés, la langue parcheminée, les lèvres asséchées, craquelées, et réclamant leur boisson favorite pour rincer tout ça. Elle s’était retournée une seule fois sur le trajet, comme si elle craignait que l’on fût découvert ensemble. Et maintenant, nous nous retrouvions assis côte à côte, tels deux écoliers découvrant la mixité. Il n’était pas question de timidité chez Francine ; peut-être la douce peur de croiser, à chaque mot échangé, le regard de son chouchou secret posé sur elle.

  Je me trompais lourdement.

 

  A la suite d’un dialogue appâtant quelques révélations, je fis l’effort de rester impassible à l’énoncé de son monologue, de la laisser deviser sans montrer mon étonnement, comme à l’issue de la fameuse scène jouée par le duo Belmondo/Anconina dans Itinéraire d’un Enfant Gâté, un film très réussi de Claude Lelouch. J’avais choisi, après avoir allumé la mèche, de laisser le souffle de la confidence attiser le feu qui pousserait l’étincelle jusqu’au baril de poudre ; mais je craignais que l’explosion ne me secouât au point de tomber de ma chaise, sortant de leur léthargie les naufragés de « La Pause ». J’en appris autant sur sa vie privée que sur celle des voisins de la villa au jardin magique… et pour cause, c’étaient ses parents !

 

  Les Rodrival avaient été en des temps plus ou moins reculés très amis avec la famille Loncle. Les deux fillettes s’étaient quasiment élevées ensemble, partageant leurs jeux d’enfants, leurs heures de classe, leurs soucis d’adolescentes, puis les mêmes mecs au collège. La proximité de leurs lieux de résidence avait créé des liens d’amitié mais également de complicité… et leurs parents s’entendaient si bien ! Pourtant, c’étaient des gens que tout aurait pu séparer, et notamment leur niveau social, très bas du côté des Rodrival.

  Hélas, tout se gâta lorsque Francinette – étrangement, son père l’avait surnommée ainsi, amenant une rime douteuse à une amourette impossible – prit un virage plutôt… osé. Le genre de tournant dans une vie qui vous catalogue comme un mauvais conducteur.

  A l’orée de l’âge de la majorité, frontière séparant d’habitude les ados de leurs proches et de leurs relations « scolaires », une certaine attirance jugée contre nature avait poussé Francinette à franchir le seuil d’une maison dont les portes étaient murées, sans issue.

  Le mariage de Marinette avec l’éditeur avait mis fin à toute ambiguïté ; toutefois, Francine Rodrival, de par ses qualités professionnelles, avait su garder le contact avec son amie (?) de toujours, qui n’était pas ingrate. La proximité des lieux de résidence avait également permis d’assurer le maintien et l’entretien de la villa au jardin magique car les parents de Francine n’oubliaient pas que madame Fricotard avait quelques années plus tôt permis à leur fille de trouver du travail ; et maintenant, ils étaient des concierges de luxe… De plus, jadis, le père de monsieur Rodrival avait bien connu l’aïeul baroudeur responsable de l’état du… jardin, et qui avait achalandé et enrichi tant de brocanteurs.

  Mais ce n’était qu’un détail.

  Jusque-là, l’histoire était fort banale, non ? Ce qui l’était moins, c’est ma naïveté, moi m’imaginant dans la peau de l’homme que Francine borderait dans son lit et avec qui elle souhaitait sans doute jouer au docteur, à la bête à deux dos. Désormais, je comprenais mieux son agacement lorsque Mari-Mar me côtoyait d’un peu trop près, m’embrassait sur la joue, le matin et le soir, en faisant glisser ses lèvres vers les commissures des miennes, ou cherchait un prétexte pour me frôler d’une manière impudique en public.

  Mais là aussi, ce n’était qu’un détail, la suite s’avérant plus alléchante lorsqu’elle me parla du… des frères de Marinette… des jumeaux !

  Une succession de détails donnent vie, bien souvent, à d’incroyables contextes : comme de fausses perles, enfilées sur un fil tout simple, apportent à votre cou un certain relief, une dimension plus embourgeoisée bien qu’artificielle.

  Des jumeaux, oui, dont l’un était décédé très jeune des suites d’une méningite. L’autre était autiste, et nul n’avait eu jusqu’à aujourd’hui l’opportunité de le rencontrer, encore moins de l’approcher.

  C’était la cerise sur le gâteau que je désirais au plus vite consommer, de façon à rendre ce même gâteau inapte à la convoitise des autres, afin de leur ôter, dans un premier temps, l’envie de le dévorer des yeux…

 

  J’ai immédiatement ressenti qu’elle jugeait avoir trop parlé là, qu’elle avait soudain dépassé des bornes s’ouvrant sur un domaine de mutisme programmé. Elle ébaucha un réflexe inattendu de la main, comme si elle chassait une mouche importune, et se leva si brusquement que ses genoux heurtèrent le bord de la table, ébranlant les verres à moitié vidés. Elle esquissa une grimace furtive. Les pieds de la chaise semblèrent rayer le sol du snack-bar, et le son aigu interpella les « prophètes de comptoir », qui se retournèrent subitement dans notre direction, comme s’il était interdit de les importuner durant leurs palabres réorganisatrices d’un monde forcément en perdition et qu’ils étaient bien les seuls en mesure de remettre sur le droit chemin.

  C’était l’heure pour Francine de reprendre le boulot ; pas pour moi, car j’étais plus libre qu’un oiseau battant de l’aile dans l’azur. On m’avait octroyé un bureau personnel pour bosser, manier la plume, mais je ne le squattais que très rarement ; pour des raisons d’intimité de l’auteur avec son œuvre, dirons-nous, je lui préférais mon appartement perché au septième étage sans ascenseur d’un vieil immeuble rhumatisant. Je ne sus donc pas si elle s’était éclipsée parce qu’elle en avait trop dit ou parce qu’elle craignait de retourner en retard au bureau, où devait l’attendre Mari-Mar, son ange gardien.

  Je la regardai partir, songeur. J’aurais aimé lui demander à quel moment et comment elle s’était rendue compte qu’elle craquait pour les filles, et précisément pour Marinette, mais j’ai préféré respecter son aveu en refoulant une réplique qui l’aurait mise en porte-à-faux. C’était le genre de question machiste qu’il valait mieux enfouir dans les tréfonds de la curiosité puis oublier, hein ? Est-ce qu’on demande à un nouveau-né quand il reconnaît enfin sa mère pour la première fois ?

  Ceci dit, je n’avais jamais trop compris pourquoi Mari-Mar avait évité d’aborder avec moi le sujet de son… de ses frères. Je ne lui connaissais pas tant de pudeur ; à moins que la honte d’avoir un frangin autiste l’ait rendue à ce point méfiante et secrète. Ou bien l’évocation de celui-ci l’attristait-elle car elle aurait été bien obligée d’évoquer l’autre, le défunt. Mais où était-il, l’autiste ? Dans une clinique spécialisée ? Retenu prisonnier en un lieu où personne ne viendrait constater les dégâts inhérents à sa tare ? J’aurais peut-être dû lui en toucher deux mots moi-même…

  Une envie très forte de jouer les détectives privés s’empara de moi ; au risque de délaisser mon travail, je me devais d’éclairer ma lanterne en endossant la panoplie de Nestor Burma. Mais un Nestor Burma dont l’accent british de Sherlock Holmes travestirait l’individu en vrai gentleman ! Un compromis des deux, en quelque sorte…

  La providence m’aida en la personne d’un prophète assoiffé dont je surpris la tirade adressée à l’un de ses acolytes, tant il avait une voix de chanteur d’opéra, bien timbrée, haute, et qui portait loin. « Tchoi, t’as lu le canard ? On reparle de l’aéroport des Maravaux… ». Oui, Tchoi avait vu et lu l’article mais, visiblement, s’en foutait royalement.

  Un journal local traînait sur la table voisine ; je le pris, le dépliai, y jetai un œil, les reins bien calés au creux de la chaise. J’étais curieux et attentif, comme un bon flic, un détective respectable, assumant ce nouveau métier que je comptais apprendre sur le tas. J’avais entendu parler de cet aéroport où l’on avait, juste après la guerre, bâti le quartier des Maravaux, et où se situait la villa au jardin magique. Mari-Mar ne m’avait pas donné de précisions géographiques ni d’indications historiques mais j’avais appris ça à l’occasion d’une émission consacrée à cet endroit « hautement » pittoresque de la cité. On y avait déterré d’étranges choses, je crois… et là, on venait d’y découvrir, après des fouilles archéologiques, coincée entre deux couches sédimentaires, la boîte noire du Boeing qui s’était écrasé sur les lieux de l’ancien aéroport voici douze ans, alors que le quartier des Maravaux avait depuis longtemps pris forme sur un plan du cadastre et dans la vie des riverains. Par on ne sait quel miracle, il n’y eut aucune victime « terrestre ». L’avion s’était encastré entre deux grosses villas dont les jardins étaient immenses et divinement entretenus, et une aile s’était même plantée dans une piscine, ce qui avait fait bondir le fuselage par-dessus les arbres des résidences – exclusivement des pins parasols. Des passagers, éjectés par les hublots, avaient péri noyés, et on avait retrouvé des corps inertes flottant comme des poupées creuses dans l’eau des piscines, qui avait aussitôt changé de couleur. 

  On n’avait jamais renoncé à dénicher cette boîte noire, témoin présumé infaillible et incorruptible du crash du Boeing, et l’occasion de ces fouilles à l’endroit même où s’érigent aujourd’hui des rangées de villas joliment fleuries, séparées de quelques dizaines de mètres les unes des autres, avait été saisie à bras-le-corps par la municipalité. Mais comment la boîte noire avait-elle pu s’enfoncer si profondément dans le sol en si peu de temps ? Plus qu’une énigme, c’était une impossibilité géologique, et les archéologues y perdaient leur latin ! De plus, il s’avéra que la boîte noire était… vierge.

  La boîte noire garde son secret, les spécialistes gardent le silence…, en gros titre à la une du canard.  

  Certains déclaraient l’endroit maudit, d’autres y voyaient le terrible anathème de fantômes qui, issus du passé guerrier du quartier et sortant d’hibernation, ressurgissaient enfin et attiraient sur eux l’attention afin de nous avertir de l’imminence d’un nouveau conflit… Chacun y allait de son laius et, bien sûr, chacun, ne connaissant pas la vérité, chassait ou pêchait l’hypothèse en fuyant toute forme de réalisme.

 

  En 1941, l’aéroport des Maravaux fut bombardé par les boches (une attaque de Stukas), qui soupçonnaient la présence d’entrepôts bourrés de munitions. Un avion avait été affrété par un Cheik saoudien passionné de paléontologie et venait d’atterrir deux jours auparavant dans le plus grand secret. En attente de carburant, il se trouvait sur la piste au moment de l’attaque, en partance pour les States, avec sa cargaison d’ambre que l’on traiterait là-bas au profit de la génétique. Dans un hangar proche, on avait entassé des médicaments qui devaient être chargés dans un charter prêts à rejoindre l’Afrique sur l’heure. Tant de produits chimiques mélangés ne pouvaient raisonnablement pas allumer un simple feu d’artifice ; tout avait sauté dans un même écartèlement fulgurant, une immense gerbe indescriptible, destructrice. Cela conforta les agresseurs dans leur hypothèse : il y avait bien des munitions cachées quelque part. Les Boches crurent avoir gagné une bataille… ils avaient seulement effacé de la carte un aéroport de province bien pratique pour les voyages organisés.

 

  Les Maravaux… Cette portion urbaine appartenait à deux familles bien distinctes, très riches, qui avaient mis leur fortune en commun pour acheter la moitié de la ville à l’issue de la seconde guerre mondiale. Les Marat et les Delavaux, par contraction, étaient devenus les Maravaux. Les mauvaises langues affirmaient qu’ils avaient servi d’intermédiaires entre l’aïeul de Marinette et certains brocanteurs très proches d’Hitler. Mais ce n’étaient que des bruits, et comme tous les bruits, ce n’étaient que des sons de cloche… et, comme chacun sait, tout le monde possède une cloche à la maison !

 

  Le temps avait passé plus vite que prévu, comme si le fait de me projeter par la pensée dans le passé avait replié mon temps intime, et c’était maintenant l’heure de l’apéro. Le snack-bar se remplissait à un rythme soutenu, de monde, de chuchotis, de gueulantes, d’éclats de rire et de fumée.

  On parlait également du quartier des Maravaux à la rubrique des faits divers. J’avais accroché l’info juste avant de refermer le journal, et même s’il me tardait de quitter ces lieux embrumés d’alcool, je me devais de m’y attarder.

  Durant la nuit, des gens auraient vu, dardé vers la voûte étoilée, un rayon lumineux d’un vert phosphorescent. Comme pendant la guerre, avait déclaré une personne âgée, quand la DCA fouille le ciel au moyen de spots géants. Une sorte de nostalgie malsaine avait poussé l’intervenant à employer le présent, et son approche quasiment poétique de la vision, de la chose, me mit étrangement mal à l’aise. La source du « laser » était décrite d’une manière approximative, mais c’était suffisant pour que je la situe aux alentours de la villa au jardin magique.

  Ma décision fut immédiatement prise : j’irai y faire un tour nuitamment, pour vérifier.

  J’étais maintenant pressé de quitter ces lieux ; on approchait de midi, j’avais faim… Je sortis, et la relative pureté de l’air me mit encore plus en appétit… d’aventure… et d’un bon steak-frites, avec quelques feuilles de salade savamment arrosées de vinaigrette, le tout consommé ailleurs qu’au bruyant rendez-vous des estomacs en folie criant famine et des foies en danger appelant au secours.

  Ce soir, je ne me coucherais pas sans connaître le fin mot de l’histoire, quitte à me réveiller avec une gueule de bois imputable à une éventuelle déception…

?

  Si j’avais passé cette nuit-là dans mon lit, comme le plus commun des mortels, elle aurait sans doute été le théâtre d‘un défilé de rêves plus déjantés les uns que les autres, car depuis que je connaissais intimement Mari-Mar, je cumulais des cauchemars qui me donnaient envie au saut du lit de sortir un calepin et d’y mentionner ces drôles d’idées noires vécues en apnée et en cinémascope. Toutefois, depuis une semaine, je dormais tel un amnésique, mon réveil de somnolent effaçant mes délires fantasmatiques. Mais je ne passais pas toutes mes nuits seul, et je dois dire que les bras de Marinette étaient aussi accueillants que ceux de Morphée, et bien plus sensuels sur un plan strictement horizontal.

  Cette nuit-là donc, les cauchemars m’ont rejoint dans la réalité, et je n’ai rien noté sur le calepin… tout est resté ancré (encré ?) dans ma mémoire.

 

  Bien évidemment, la clef de la villa n’était pas en ma possession, et je dus me déguiser en délinquant, franchir le mur du jardin en intrus, comme un violeur de sépulture, pour forcer l’antre secret, le domaine interdit.

  Un confrère venait de créer un cycle de romans qu’il avait intitulé « Le Perchiste Fou » : il y était question d’un pseudo-voleur d’opérette. Ancien sauteur à la perche universitaire et fan d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, ainsi que de (comme par hasard) Sergeï Bubka, le grand perchiste ukrainien, le voyou de pacotille opérait en franchissant les murs des jardins au moyen d’une gaule rappelant vaguement la perche du génial sauteur. Il n’avait pas les moyens de s’en offrir une vraie, mais il s’introduisait dans les lieux privés pour le seul plaisir de l’infraction allié à celui de la performance sportive, puisque le produit de ses larcins était restitué à ses propriétaires le lendemain du délit, et de la même façon. Ce qui était une attitude masochiste, car avec l’argent dérobé, il aurait pu s’offrir une si jolie rampe de lancement ! Il signait son méfait à grands coups de craie blanche, sur la façade côté cour des maisons visitées : Je suis venu en sautant ! Je repars en me sauvant ! Les flics faisaient même appel à un graphologue pour le dénicher…

  Enfin, tout ça n’était que de la littérature ; l’obstacle véritable était tout autre.

  Au moment fatidique de pénétrer dans la villa par le jardin, il m’était impossible, malgré le stress, d’ignorer le rapprochement entre les agissements de cet anti-héros, sa manière si particulière de « sauter le pas » dans la fiction, et la réalité inavouable qui me propulserait de l’autre côté de l’infraction. Le mur était en apparence assez difficile d’accès. J’eus la force de sourire de la situation, m’imaginant prenant de l’élan et survolant les tessons de bouteille qui couronnaient le mur d’enceinte, mais la perche casse et…

  Après le sourire, les frissons, puis un rictus de crapaud… à cause de la douleur évoquée peut-être.

 

  Par précaution, je m’étais garé assez loin, malgré l’hypothèse d’une retraite rendue plus ardue au cas où quelqu’un me surprendrait : un insomniaque, une personne au sommeil léger, un… Les flics du coin n’ignoraient certainement pas que la résidence était inhabitée, et laisser traîner son véhicule à proximité aurait paru suspect. Je savais pertinemment que la place que je forçais n’était pas occupée, mais des surprises sur deux ou quatre pattes ne sont jamais à écarter de son chemin. La pleine lune n’arrangeait pas mes affaires de ce côté-la, cependant cela me permettait de m’orienter relativement aisément jusqu’à la portion de muraille que je devais escalader à mains nues. Là, j’avais repéré, à l’occasion de mes visites en couple au jardin magique, une remise à outils jouxtant le mur qui, là précisément, était plus bas qu’ailleurs. Cela ressemblait à un créneau de château-fort, ou à une dent cariée. Par endroits, la muraille s’effritait, et même si la fiabilité n’était pas optimum, ça libérait quelques prises pour un novice de la grimpette. C’est marrant de se transformer en gecko, de prendre de l’altitude collé à une paroi, ça permet de mieux apprécier le plancher des vaches par la suite.  

  De l’autre côté du toit de la petite cabane, on avait installé assez hâtivement quelques fils de fer barbelés que je jugeais faciles à enjamber. Mais il fallait faire vite, car entre le rebord du toit de tuiles et la barrière improvisée, l’espace était réduit, juste la place pour poser le bout du pied et sauter en déséquilibre sur la pelouse, qui m’attendait à deux mètres cinquante en contrebas, prête à m’avaler.

  L’opération se déroula comme prévu, à part un léger bobo à la hanche après réception. Le plafond céleste était d’une pureté invraisemblable, piqueté de pin’s cosmiques, et j’eus l‘impression que chaque étoile allait sortir un petit carton pour me noter, comme à l’occasion d’une compétition de patinage artistique.

  Le jardin n’avait rien de magique sous le couvert d’un ciel de nuit, c’est tout juste si on reconnaissait çà et là des ombres familières représentant des objets déjà entr’aperçus sous le soleil, ou des plantes d’une taille très peu catholique. Des belles de nuit irradiaient, et je crus percevoir le bruissement hors normes d’une abeille mutante, mais c’était peut-être une brève hallucination auditive. Le silence était total, l’air était doux, l’été touchait à sa fin et n’avait pas encore rendu les armes ; quelques chauves-souris voletaient à l’aveuglette, en quête d’insectes pour se nourrir. Certaines me frôlaient les cheveux, et j’eus peur que l’une d’elles y demeurât accrochée. J’entendis une grenouille coasser dans le lointain, et, bizarrement, c’est un chien qui lui répondit. L’angoisse m’étreignait maintenant, pourtant j’étais à l’abri du regard de fouine des gens de l’extérieur. Un bruit suspect se fit remarquer, des pas saccadés mais furtifs, précipités mais aériens ; je réagis aussitôt, me plaquant contre le tronc obèse du pin parasol nain que je n’imaginais pas si près.

 


 

Je me trouvais à l’opposé de l’endroit où Mari-Mar avait pour habitude de s’appuyer. Il y avait de la surface pour me soustraire à la vue d’un indésirable. Le jardin n’était pas spécialement grand et la vision pas spécialement mauvaise. Ah, si l’on pouvait éteindre ce lustre, tout là-haut, avec son gros œil de cyclope dardé sur le quartier des Maravaux !  

  Quelqu’un craignait d’avoir été découvert et me fuyait, ou alors, on se soustrayait à mon champ d’action (de réaction ?) après m’avoir repéré. J’étais soit le prédateur, soit la proie… tout sauf neutre dans cette affaire ! Je devinai le pas souple d’une femme car il était léger ; on aurait dit une fée dansant la valse, au clair de lune, avec un Prince Charmant, et dont les pieds glissent sur un parterre de pétales de roses. Je m’aplatis encore plus contre le tronc du pin, faisant corps avec lui ; l’écorce me griffait les reins et les épaules. Je m’isolai de la surface rugueuse de l’arbre en mettant mes mains en opposition, dans mon dos. Je ressemblais étrangement à un Peau-Rouge attendant l’aube pour surgir et se jeter sur l’ennemi, le tomahawk à la main et, au bord des lèvres, prêt à être expulsé, un cri de guerre toujours aussi farouche.

  C’est alors que l’écorce du pin nain sembla se dérober et que je tombai en arrière, les quatre fers en l’air, battant des bras. Le tronc était creux et recelait une cachette ! Un poste d’observation ? Ma tête percuta l’autre bord de la cavité, l’autre paroi de l’arbre (celle où Mari-Mar aimait s’adosser), et je me retrouvai le cul dans un trou rectangulaire ; le sommet d’une échelle en dépassait. Deux barreaux s’offraient à mon investigation, puis plein d’autres, mais d’abord, il me fallait reprendre mes esprits ; maintenant, je ressentais une vive douleur au bras droit, au niveau du coude.

  Décidément, ici, dans cet antre de bois, qui rappelait la grotte sacrée de la crèche, tout était minuscule. Même l’échelle paraissait celle d’un soldat de plomb figurant un pompier, et on s’attendait presque à voir son crâne surmonté d’un casque apparaître, le matériel adéquat en bandoulière, prêt à faire son office, à affronter un sinistre au pays de Lilliput. Un incendie de cèpes peut-être !

  (Ou apparaître la chevelure bouclée d’une poupée qui monterait visiter le grenier de sa maison…)

  Heureusement que tout avait des proportions atrophiées d’ailleurs, car si l’entrée du trou vertical avait été de taille à laisser passer un individu normalement constitué, je me serais retrouvé au fond, sans doute victime de plusieurs fractures. Ou peut-être me serais-je empalé sur des pieux de bienvenu plantés là pour piéger quelque animal en maraude. La « porte » escamotable de l’arbre était en contreplaqué, et la nuit, il était difficile de faire la différence avec de l’écorce véritable ; en plein jour, on ne pouvait rien remarquer, car ce côté du pin parasol donnait directement sur le mur. Et à moins de s’y réfugier, il n’y avait aucun intérêt à se trouver là…

 

  Je me ressaisis, me remis sur pieds puis, tout contusionné, j’empruntai l’échelle pour descendre dans les entrailles du blockhaus en bois. Les racines servaient sans doute de poutres de soutènement naturelles. Elles devaient empoigner cet abri, cette cave improvisée, comme un géant tient dans sa main calleuse et démesurée un morceau de campagne, après qu’il l’eût soutiré à son potager pour vérifier si cette part de gâteau valait la peine d’être engloutie. Les barreaux semblaient solides, mais je demeurai méfiant : un accident est si vite arrivé ! Je tenais à me retrouver en bas avec un maximum d’os indemnes sous la peau…

  C’est ma raison qui en prit un coup lorsque je parvins au pied de l’échelle. Je tombai nez à nez avec un gnome ; nez à nez car il se tenait sur un escabeau et paraissait m’attendre. Il devait mesurer un mètre, guère plus : c’était un nain, avec tout ce que cela comporte de malformations cartilagineuses. Sa tête était énorme, ses dents proéminentes, ses yeux globuleux, mais surtout, surtout, il était jeune, très jeune, pas plus de 16/17 ans. Il portait un collier de barbe, des lunettes de myope, et posé sur son crâne déformé, un chapeau melon apportait une note pittoresque à la dégaine de l’adolescent. D’un geste enfantin, il me tendit les bras, comme pour me dire : « Fais-moi descendre de mon piédestal, j’en ai marre d’avoir ta taille ! Laisse-moi assumer la mienne… ». Je l’aidai à rejoindre la terre ferme, il était musculeux, sec, et, à sa façon de m’agripper, je devinai en lui une force assez importante. Son regard brillait, il devait être intelligent, son cerveau fonctionnait dans la normalité, lui. C’était certainement le frère caché – et je comprenais pourquoi au premier abord – de Mari-Mar, il ne pouvait en être autrement !

  J’en oubliai mes douleurs, toutefois, je ne pus faire abstraction d’une angoisse poisseuse qui me mettait le rouge au front et m’empêchait d’assurer une démarche décontractée lorsque le gnome à lunettes me poussa vers le tréfonds de son refuge. 

  On se serait cru dans une caravane de terre cuite ; le terrier s’étirait tout en longueur, une lampe tempête pendait au plafond, remplaçant le lustre. Quelques bougies disposées anarchiquement confirmaient l’impression de visiter une crèche. Nous étions enrobés par un clair-obscur de comploteurs, j’avais la sensation qu’ici se tramait une révolte, une mutinerie. Des ombres se tordaient sur les pans d’argile telles des danseuses du ventre, ou des combattants blessés. Tout autour de nous, une mer de terre figeait ses vagues en couches serrées. Par endroits, des os énormes surgissaient des parois souterraines ; le nain y avait accroché des ustensiles de jardinage et des vêtements. Il tendit sa main arthritique, et j’entendis sa voix pour la première fois, une voix d’enfant, sifflante. Une voix d’asthmatique !

  « N’ayez crainte, ce sont les restes des animaux enterrés jadis par le baroudeur… Des bêtes incroyables, sans doute terribles, si j’en juge par la forme et la taille de leurs os ! Autour de nous végète un cimetière d’animaux fabuleux, inconnus, dont vous ne pouvez même pas imaginer les origines… Le sol est maudit, tout ce qui y trempe épouse la terre, et cette terre est souillée, victime d’une épidémie, polluée par les passagers de l’ambre. On sème un cadavre de chat, plusieurs mois après, il se transforme en fossile, et on récolte un squelette de T-Rex. »

  Je ne sus commenter l’information, trop effrayé par ces propos délirants, pas assez sûr d’y croire, et surtout, craignant de le montrer en prenant un ton déplacé, narquois, qui sonnerait comme une vexation, un défi. Je ne pus que bégayer : « Vous… vous êtes… le frère de Ma… Marinette Loncle veuve Fricotard ? Mais, mais on m’avait précisé que vous étiez au… autiste… et visiblement, ce n’est pas le cas… ».

  « L’autiste, c’est l’autre, mon jumeau ! Mais seriez-vous flic ? »

  La remarque m’amusa, ce qui s’ensuivit un peu moins.

  « Non, mais on m’a dit que… que vous étiez décédé. »

  « Il ne faut jamais écouter les ragots… »

  « Je travaille pour votre sœur, et elle ne m’a jamais parlé  de vous… »

  « Doit-on parler de sa famille à ses employés ? »

  Le ton utilisé était péremptoire et me glaça l’échine.

  « Non, non, mais… Pourquoi toute cette mise en scène ? »

  Il tendit le bras, un doigt accusateur désignant, après m’avoir transpercé telle une lame, le centre d’une cible située derrière moi.

  « Pourquoi vous ne le lui demandez pas directement ? »

  Je fis volte-face, un léger voile devant les yeux, troublé, décontenancé.

  Mari-Mar était là, tel un spectre surgi de la nuit, et fixait encore le point qui avait, quelques secondes auparavant, représenté ma nuque. Son regard était habité par ce genre de fièvre qui ne vous procure ni frissons ni désir. Un regard halluciné. Une lueur verte venait de pénétrer dans ces catacombes de roman de gare et habillait Mari-Mar d’une étoffe de lumière phosphorescente. Une apparition de démone déguisée en sainte !

  Le rayon laser cité dans le journal ; la DCA…

  « Monsieur Miller, nous avons à parler ! »

  A vous congeler le sang dans les veines…

?

 

 

(Ambiance spectrale, explications démoniaques…)

 

 

  Nous parlâmes, en effet… jusqu’à l’aube.

  Mari-Mar était, fidèle à son habitude, assise au pied du pin parasol nain, mais cette fois elle ne s’y appuyait pas. Elle enserrait ses jambes repliées dans ses bras et son menton s’immisçait entre ses genoux. J’avais décidé de rester debout, de la laisser monologuer ; j’avais recouvré un certain équilibre car elle-même avait retrouvé un aspect, une attitude plus conforme à la femme que je pensais bien connaître. La banquise avait fondu, et mes poils étaient redevenus une sorte de duvet adulte, et non des bâtonnets de glace, comme dix minutes plus tôt. J’avais dû parcourir le court trajet inverse les jambes flageolantes, et monter cette échelle de pompier lilliputien avait réclamé de ma part beaucoup d’attention et de méfiance. Est-ce qu’un vrai détective dissimule ses sentiments, sa peur ? J’avais encore du pain sur la planche…

  La phosphorescence verte avait subitement disparu, tel un fantôme qui vient et repart sans que vous puissiez déceler l’instant précis de son transfert dans le monde de l’invisible. La nature était étrangement silencieuse, et cela me rappelait mes lectures d’ado, lorsque les prédateurs attaquent alors que le silence se coupe au couteau… et les gorges, et le fil de la vie également.

  Mari-Mar ne m’avait-elle pas parlé de certaines fleurs du jardin magique qui, après minuit, se transformaient en plantes carnivores et gobaient tout ce qui passait à leur portée : chauves-souris, oiseaux de nuit, insectes… mollets.

  Non, j’avais peut-être imaginé ce détail.

  D’autres détails s’imposaient, eux… et plus vrais que nature !

 

  Elle commença par son… ses frères.

  Madame Loncle, sa mère, avait mis en place un plan débile, un stratagème puéril, annonçant une fausse stérilité à son mari, car celui-ci, de peur de la féconder, n’osait même plus la toucher. Elle avait sans doute espéré qu’il se ruerait sur elle, tel un coq, la crête en bataille, l’ergot dressé… Et puis non, ce fut un fiasco ! Ils avaient tous les deux tant d’occupations qu’ils ne désiraient pas assumer un second enfant. Pour des raisons de temps, mais sans doute aussi parce qu’ils étaient devenus l’un et l’autre très égoïstes au contact de leur fille Marinette, qui avalait goulûment leur énergie et leur espace vital. Très à cheval sur certains principes de par ses convictions religieuses, il était hors de question que monsieur Loncle se protégeât ou demandât à sa femme d’employer un quelconque moyen de contraception. Elle-même était très croyante. Ils faisaient chambre à part. Il avait des maîtresses, bien sûr, mais rien qui ne le satisfît pleinement.

  Un soir, n’y tenant plus, il avait violé sa femme, avec les résultats que l’on sait. Le choc (?) fut si rude qu’elle perdit la raison, déclarant plus tard avoir été engrossée par le Spectre Démoniaque, la lecture qui avait tant fasciné sa propre fille et l’avait mise hors d’elle quand elle avait appris que c’était le livre de chevet de sa P’tit’ Marin’. Elle avait donné naissance en cachette à des jumeaux, dont l’un était atteint de nanisme et l’autre d’autisme. Depuis ce jour, monsieur Loncle, qui avait tout de suite pensé à une malédiction datant de l’époque des manigances commerciales de son aïeul baroudeur, avait peu à peu glissé sur la pente savonneuse de la sénilité précoce.

  Les deux gamins possédaient des dons précieux, et notamment celui de communiquer par la pensée. Un lien invisible les unissait, plus puissant que celui habituellement reconnu chez les jumeaux !

  Et malgré ces dons surnaturels, il avait été décidé de tenir à l’écart ces deux « erreurs ». C’était une famille très estimée, qui fréquentait le haut du pavé, le gratin, et il ne fallait surtout pas accepter un duo de vilains petits canards noirs dans cette basse-cour bourrée de cygnes immaculés.

  On ne les montrait pas, ils ne sortaient pas de leur trou (?)… Ils étaient bannis !

  C’était monstrueux !

  J’appris également que si les Rodrival, gens très peu fortunés, pouvaient se permettre de vivre dans une si belle villa du très huppé quartier des Maravaux, c’est parce qu’ils s’occupaient non seulement de l’entretien des lieux, mais également de l’autre frère jumeau, l’autiste, et qu’ils étaient rémunérés en conséquence avec l’argent de la retraite du père de Mari-Mar. Les Rodrival, c’étaient les Ténardier, et ce travail méritait un salaire de choix, un logement qu’ils n’auraient pas pu s’offrir même en travaillant durant plusieurs vies successives.

  Il y avait quelque chose d’inhumain, d’odieux dans tout ce micmac, qui ne pouvait être l’œuvre que de personnes irresponsables, sans cœur, sans foi ni loi ! Pour des catholiques, ça sonnait comme un aveu d’amnésie volontaire ; délaissant le sang du Christ, ils avaient opté pour le filtre d’oubli… Tels des païens !

 

  C’est monsieur Rodrival qui ôta le géranium géant du jardin magique (pas si magique que ça, finalement !), car tout le monde sait que cette fleur fait fuir les moustiques, les « draculettes » piqueuses.

  Cette remarque me trottait dans la tête depuis déjà trop longtemps, et Mari-Mar me répondit immédiatement, après que je l’eusse interrompue alors que l’idée me passait par la tête. Elle poursuivit d’une voix mécanique, comme si ça la soulageait de me noyer sous ses flots de paroles. Son regard était fixe, rêveur ; on aurait dit qu’elle voyageait dans le temps par le seul pouvoir de la déclamation narrative.

  Entre deux phrases, elle respirait fort et déglutissait bruyamment, et, dans la foulée, les mots tombaient tels des cailloux se transformant en galets à force de dévaler une pente abrupte et interminable… Une prose en avalanche, l’urgence de se vidanger par la fuite du verbe. Elle transpirait à grosses gouttes, un feu interne allumait des bûchers sur ses joues et dans ses yeux.

 

  On me raconta que l’aïeul baroudeur, dont je ne sus jamais le véritable nom, avait trouvé la mort à l’occasion du bombardement de l’aéroport des Marivaux, alors qu’à 86 ans, il magouillait encore un mauvais coup. Il se trouvait là pour négocier un transfert de marchandises douteuses et badaboum ! Le ciel lui était tombé sur la tête, les feux de l’enfer l’avaient englouti… Il avait sauté avec les autres, l’ambre et les produits chimiques en un même fouillis organique.

  Depuis, une entité hantait le quartier des Maravaux.  

  Cette entité avait contacté psychiquement le jeune autiste afin qu’il raconte au monde entier que des esprits cherchaient à reprendre vie précisément ici, à se réincarner après avoir voyagé, hibernant dans l’ambre, durant des milliards d’années. Mais comme l’autiste ne parvenait pas à s’extérioriser, il avait communiqué par télépathie le texte long à son frère nain, qui avait traduit avec les moyens du bord, intellectuels et matériels. Et Mari-Mar m’avait fait croire qu’elle avait écrit un roman dont elle n’était pas tout à fait satisfaite, et que je devais améliorer… Et si j’en avais changé la trame, la moelle, que se serait-il passé, hein ? Avait-elle compté sur moi pour bien agencer le message des vampires ? Ceux-ci avaient rejoint le futur (leur ancien présent) dans l’ambre, cette ambre qui avait éclaté durant l’attaque des Stukas et retardé leur retour aux sources. Le mélange avec les produits chimiques avait produit une réaction en chaîne ; le quartier s’était vêtu d’un manteau d’horreur digne d’un défilé de casting réservé à un film fantastique tiré d’un scénario de Stephen King, avec toutes les altérations possibles de la nature, les mutations, les invraisemblances…

  Le quartier des Maravaux baignait dans un bouillon de culture, et les vampires temporels ne parvenaient pas à se réincarner correctement, provoquant toutes ces perturbations, dont même Mari-Mar était atteinte, car au contact du jardin magique, la nuit, elle irradiait une lumière verte. Une lumière verte qui avait une existence propre, puisqu’elle semblait chercher dans le ciel, ces avions boches ayant perturbé jadis le retour des vampires à l’état de moustiques prisonniers de l’ambre…

 

  Lorsque le monologue cessa, le silence me parut lourd et compact ; j’aurais pu le boxer comme un vulgaire sac de sable. Je demeurai debout, sans voix, tétanisé. Ce n’est pas moi qui avais si longtemps parlé mais j’avais soif ; le regard de Mari-Mar changea de fréquence, devint plus humain, plus cool. Des larmes y apparurent, brillantes.

  « Monsieur Miller, voulez-vous m’épouser ? »

  Je me mis à tousser, m’étouffant, mais lorsque je repris mes esprits, je me suis entendu répondre :

  « Oui ! »

  Le monde bascula ; je m’évanouis.

  Mon sommeil dura deux jours.

  On se maria le mois suivant.

  Je n’ai jamais achevé son pseudo-roman.

  Les vampires, incapables de ressurgir du néant, ont choisi, semble-t-il de voyager dans le futur… Mais ceux qui sont restés prisonniers de l’ambre se sont transformés en dinosaures. La génétique avait attendu son heure, et elle frappa très fort ! Les dinosaures furent parqués dans des zoos souterrains surprotégés. Mais nous avions dix-huit ans de plus… et un gosse de 17 ans prénommé Kévin.

  Les Rodrival étaient morts et les jumeaux avaient rejoint des cliniques privées qui s’occuperaient bien mieux de leurs problèmes que ne peuvent le faire des gens très occupés…

?

 

 

(Dix-huit années s’étaient écoulées, qui me parurent courtes, très courtes…)

 

 

  J’avais cessé d’écrire, Mari-Mar était toujours à la tête de sa maison d’édition, on ne se voyait presque jamais. J’avais ouvert un cabinet de détectives, et quand mon premier client me contacta, la première chose qu’il me dit fut : « Mais, monsieur Emile, ça ne fait pas très sérieux comme nom ! Nestor Burma, par exemple, ça a de la gueule ; mais Alain Emile… ah non ! »

  Mon nom faisait fuir les clients ; mon nom me rendait incompétent ; mon nom m’emmerdait !

  Voilà que ça recommençait !

 

  Un jour, Kévin m’appelle de sa chambre : « Papa, papa, je veux devenir écrivain ! Kévin Emile, ça marque mal… Tu ne crois pas que je devrais me créer un pseudonyme ! »

  Je n’ai jamais su pourquoi, à cette occasion, je n’ai pas hurlé.

  « Et Kévin Chtong, ça te convient ? C’est le nom de jeune fille de ta grand-mère… Tu me ressembles un peu, t’es un chouia chinoisé, ça doit pouvoir marcher. Et tu veux écrire quoi ? Tu sais, mon petit, il vaut mieux attendre d’être majeur avant de…»

  Mon Dieu, je débloque ! Je donne maintenant des leçons que je n’ai jamais voulu apprendre… 

  Vous allez voir qu’il va me demander s’il peut terminer le pseudo-roman de sa mère.

  « Papa, papa, maman m’a demandé de… »

  « Non ! »

  Là, j’ai hurlé… à m’en décrocher les mâchoires.

 

  Le soir venu, Mari-Mar eut envie de faire l’amour ; au moment de l’orgasme, ses yeux lancèrent des éclairs d’un vert lumineux.

  Le lendemain, les voisins frappaient à la porte. Je savais pourquoi ils étaient venus…

  Ils avaient vu, dans le ciel, vers minuit…

  Non, rien ! Rideau !

?

 

LA FIN DE TOUT

 

 

  Ce jour-là, on apprit qu’un T-Rex s’était échappé du zoo souterrain situé dans le quartier des Maravaux.

 

 

 

 

FIN



NOUVELLES
MENU
ACCUEIL




Si cette nouvelle vous a plu, vous pouvez envoyer un message à l' auteur : cliquez sur le lien ci-dessous !
© JYDUC - 06/09/2002 - Tous droits réservés.